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(Qu'est-ce que) LE LUXE COMMUNAL (?)

                Archéologie et héritages

Ce texte est un condensé d'un texte plus développé, encore en cours...

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Le 13 avril 1871, environ un mois après le début de la Commune de Paris, sur l'invitation de Gustave Courbet, a lieu, à l'école de médecine de Paris, une réunion pour la création de la Fédération des artistes. Eugène Pottier fait lecture d'un rapport dont il est le rédacteur, à la suite d'une commission préparatoire qui s'est tenue la semaine précédente. La conclusion est la suivante :

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Enfin, par la parole, la plume, le crayon, par la reproduction populaire des chefs-d’œuvre, par l’image intelligente et moralisatrice qu’on peut répandre à profusion et afficher aux mairies des plus humbles communes de France, le comité concourra à notre régénération, à l’inauguration du luxe communal et aux splendeurs de l’avenir et à la République universelle. 

 

Comment le terme « luxe communal » est-il entendu, en 1871, par les participants à cette réunion ? La Fédération des artistes ne l'a pas inventé, ni n'en a posé de définition.

 

A priori, la notion de luxe est radicalement opposée aux valeurs de la Commune de Paris : c'est un marqueur intemporel d’appartenance à une classe sociale « supérieure », de réussite, de dépassement des contingences communes. Ici se heurtent des valeurs parfaitement contradictoires : le superflu vs le nécessaire, la rareté vs l’abondance, la cherté vs la gratuité, l’élitisme vs l’égalité.

 

Pour saisir les enjeux du Luxe communal, nous parcourrons ses antécédents historiques, à commencer par la querelle du luxe qui fit rage au XVIIIème puis au XIXème siècles, afin de dégager son héritage sémantique en 1871. Nous verrons que successivement s'opèrent, dans l'usage du terme « luxe », un changement de système de valeurs au XVIIIème avec le passage du jugement moral au raisonnement économique, puis un glissement sémantique qui, au XIXème, engendre un élargissement du terme « luxe » par Saint-Simon, Fourier, Cabet et Godin, qui vont revendiquer, chacun à leur manière, le luxe pour tous. Nous explorerons ensuite le « luxe municipal », puis la « somptuosité municipale », qui ont cohabité sémantiquement avec le « luxe communal ». Nous pourrons ensuite observer les réappropriations du Luxe communal par ses héritiers, du XIXème siècle à aujourd'hui.

 

 

LE DÉBAT DU LUXE AU XVIIIème.

 

La condamnation du luxe est récurrente dans l’histoire des idées politiques et morales1. Le luxe est l'objet d'une querelle ancienne, dont les deux pôles continuent de s'affronter au XIXème siècle. Platon, Tertullien, Fénelon, condamnent déjà le luxe qui corrompt les mœurs.

 

Voltaire 2 pose que le luxe est un facteur de prospérité, et que le «  luxe général est la marque infaillible d'un empire puissant et respectable ». Seul le luxe d'un homme opulent « fait vivre les pauvres ».

 

Rousseau 3, répond par des arguments à la fois économiques et moraux : la mise en cause de la valeur-travail et l'indifférence au sort des producteurs (on « évalue les hommes comme des troupeaux de bétail »), par la futilité des empires qui entraîne la dissolution des moeurs et la corruption du goût : « Ceux qui nous guident sont les artistes, les grands, les riches ; et ce qui les guide eux-mêmes est leur intérêt ou leur vanité ». « Le luxe et le mauvais goût sont inséparables. Partout où le goût est dispendieux, il est faux. »

 

Montesquieu 4 : « Si l’on se contentait de fabriquer des produits nécessaires, l’État s’affaiblirait, les rapports humains se réduiraient à rien et tous vivraient misérablement. Ce sont les arts qui créent la valeur, notamment ceux qui renvoient au luxe et au superflu. » « Pour qu’un homme vive délicieusement, il faut que cent autres travaillent sans relâche ».

 

Mandeville : la Fable des abeilles 5 pose que « les vices des particuliers contribuaient à la félicité publique ». « Le luxe fastueux occupait des millions de pauvres… L’envie et l’amour-propre, ministres de l’industrie, faisaient fleurir les arts et le commerce. Les extravagances dans le manger et dans la diversité des mets, la somptuosité dans les équipages et dans les ameublements, malgré leur ridicule, faisaient la meilleure partie du négoce. »

 

Melon 6 : « Dans un pays où les hommes sont occupés à travailler la terre, à faire la guerre ou à produire des biens dans des manufactures, l’État aura tout intérêt à employer les inactifs à des ouvrages de luxe. Une telle occupation est plus saine et plus profitable que l’oisiveté. Elle permet de retenir les hommes sur le lieu de domination. »


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ÉLARGISSEMENT DE LA NOTION DE LUXE AU XIXème

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Au XIXème, le luxe se teinte de concepts de la critique sociale, et commence à s'envisager dans un principe d'élargissement et de partage.

 

Saint-Simon 7 décrit en 1820 une nouvelle organisation sociale fondée sur la construction d'un système « industriel et scientifique » qui a pour but d'améliorer le sort de « la classe la plus nombreuse et la plus pauvre », en transformant les rapports sociaux au profit des droits de chacun : « Les circonstances actuelles sont favorables pour rendre le luxe national. Le luxe deviendra utile et moral quand ce sera la nation entière qui en jouira. »

 

En 1829, Charles Fourier 8 pose le modèle d'une société de luxe et d’abondance fondée sur le développement libre de 12 passions qui régissent l’activité et le comportement des hommes, et annoncent l’avènement de l’harmonie universelle des humains entre eux et avec la nature. Le luxe (ou luxisme) constitue une richesse collective, issue d'un travail collectif, source d'un accroissement général des richesses. Le luxe « interne » implique la vigueur corporelle et le raffinement des sens, et le luxe « externe » une richesse de vie, càd d'activités. L'éducation intégrale 9, qui contribue au développement intellectuel et physique de l’enfant, permet « la remise à l’endroit d’un monde à l’envers ».

 

Etienne Cabet 10, en 1842, dépeint une République dans laquelle « nous nous sommes sagement imposé trois règles fondamentales : la première, que toutes nos jouissances soient autorisées par la loi ou le Peuple; la seconde, que l'agréable ne soit recherché que quand on a le nécessaire et l'utile; la troisième, qu'on n'admette d'autres plaisirs que ceux dont chaque Icarien peut jouir également. »

 

En 1858, Jean-Baptiste Godin créé son « Palais social », le familistère de Guise. Il s'agit d'organiser la redistribution des richesses industrielles aux ouvriers. Le « luxisme » de Fourier est remplacé par les « équivalents de richesse » : « un logement sain et confortable, […] une éducation de qualité et une culture largement partagée » : chauffage central, éclairage au gaz, douches et toilettes; écoles avec pédagogie « attrayante » et « intégrale », cours du soir pour adultes, théâtre, bibliothèque, conférences pour initier les ouvriers à la coopération et à l’économie sociale; économat à prix peu élevés avec redistribution des bénéfices; crèche, lavoir, piscine, jardin d'agrément, parc; mise en place d'un système de protection sociale : caisses de secours pour la maladie, les vieux travailleurs, les invalides, les veuves, les orphelins. Le familistère accueillera jusqu'à 1300 personnes.

 

Des auteurs comme Blanqui, Proudhon, Marx, Bakounine et Kropotkine ne s'engageront pas sur cette voie « élargie » du luxe, et lui conserveront ses acceptions inégalitaires pour déterminer les concepts de la critique sociale.

 

 

LUXE MUNICIPAL - LUXE COMMUNAL - SOMPTUOSITÉ MUNICIPALE

 

Les « élargissements » de la notion de luxe sont bien sûr à l'oeuvre dans la déclaration du Luxe communal par la Fédération des artistes, mais il est nécessaire de prendre en compte les acceptions de l'époque pour savoir ce que recouvre alors le Luxe communal.

 

Le luxe municipal – Avant l'apparition du « luxe communal » se tient celle du « luxe municipal » 11. On en trouve de nombreuses traces dans la presse à partir de 1840 12. Le luxe municipal renvoie à la politique culturelle et architecturale d'une municipalité : bâtiments, monuments, événements – expositions, théâtre, concerts etc. Ses mentions se teintent souvent de corollaires critiques : la tentation, pour les édiles, « de se prendre pour des Auguste » 13, d'utiliser l'argent public pour se tailler, aux frais de la municipalité, une renommée, et de « sacrifier à cette satisfaction puérile des intérêts infiniment plus respectables et des besoins plus pressants » 14 : détournement des ressources municipales, réceptions somptueuses des édiles aux frais des contribuables.

 

Le luxe communal – Deux mentions du « luxe communal » 15 apparaissent en 1863 et 1865. La première, de Jean-Édouard Horn 16, identifie strictement le luxe communal au luxe municipal : « Les dépenses de luxe communal (théâtre, monuments, etc.), tendent partout à absorber une part de plus en plus large du budget : il est naturel et équitable que le luxe individuel en fasse les frais autant que possible ». La seconde mention est du journaliste et homme politique Emile de Girardin 17 : « Où serait le mal lorsque, sans aucune loi somptuaire et par l’unique influence de l’impôt ramené à l’unité et à l’équité, il y aurait à la fois moins de riches et moins de pauvres, moins de disproportion entre le château et la bauge ? […] Où serait le mal lorsque le luxe individuel tendrait à se restreindre et le luxe communal à s’étendre ? ».

 

La somptuosité municipale - En 1866, le critique Philippe Burty, qui fut présent à la réunion de la Fédération des artistes le 13 avril 1871, utilise une autre terminologie, la « somptuosité municipale » 18 : « Il est cependant regrettable que l'Édilité ait eu des arrière-pensées d'économie, là où la somptuosité municipale devait seule triompher. » Le dictionnaire La Chatre (1870) donne pour équivalents luxe et somptuosité dans le sens « excès de dépense ». Ici, la « somptuosité municipale » renvoie à la signification du « luxe municipal ».


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LE LUXE COMMUNAL ET LA COMMUNE DE PARIS

 

L'élargissement du terme « luxe » au XIXème, (St-Simon, Fourier, Cabet, Godin), même s'il le dépolarise pour le recadrer, ne permet pas pour autant à l'interprétation de déborder des usages sémantiques historiques : le « luxe municipal », le « luxe communal » ou la « somptuosité municipale » s'obstinent à renvoyer aux dépenses des municipalités en termes d'architecture, de monuments et d'événements dans l'espace public. Benjamin Buisson 19 donne, fin 1871, des éléments très évocateurs de ce qu'a pu représenter le luxe communal dans sa courte vie au sein de la Commune :

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Tout pour tous, parbleu ! le luxe d’hier était devenu le simple confortable. L’art courait dans les rues, l’instruction vous assaillait à chaque pas : il fallait apprendre bon gré, mal gré, savoir vivre, juger par soi-même, avoir son opinion, être un homme. C’était le règne de la démocratie enfin, quelque chose de mieux qu’Athènes, que New-York, que Genève, c’était Paris en république. Voilà leur rêve.

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Il est donc difficile d'extrapoler le sens du luxe communal, et de lui faire dire ce qu'il ne dit pas en 1871. Il ne se confond pas avec le projet global de la Fédération des artistes. Pottier annonce clairement que la reproduction des chefs-d'oeuvre et les expositions organisées seront les véhicules qui permettront au comité de concourir, 1- à une régénération, 2- à l'inauguration du luxe communal, 3- aux splendeurs de l’avenir, 4- à la République universelle. Pottier sépare les termes, résolument, par virgules interposées. Ce qui émane du rapport de Pottier est la généralisation du luxe communal à toutes les communes, mêmes les plus petites. Les notions d'émancipation, de déhiérarchisation entre travail manuel et artistique ou intellectuel, de décentralisation, de partage et de coopération n'entrent pas a priori dans la définition du luxe communal annoncé par Pottier, mais dans les projets de la Fédération des artistes et, a fortiori, de la Commune. Je propose donc de laisser flotter le luxe communal dans son bassin historique, sans tenter de lui tordre le cou, et de s'intéresser plutôt à son héritage, qui peut librement s'enrichir des projets communards.

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LES HÉRITIERS

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On retrouvera, après la Commune et jusqu'à aujourd'hui, chez des artistes, des artisans, des mouvements artistiques ou architecturaux, certains des grands principes posés par la Fédération des artistes de la Commune de Paris : art pour tous, émancipation par l’art, déhiérarchisation entre créateurs et producteurs, artistes et artisans, arts majeurs et arts mineurs, autonomie à l'égard de l'Etat, gestion par les artistes de leurs propres intérêts, coopération entre producteurs pour produire des objets beaux et de bonne qualité, importance de la notion de plaisir dans le travail, pédagogie attrayante et intégrale… Ces appropriations légitimes 20 actualisent pour chaque époque les principes revendiqués par la Fédération, les adaptent aux présents.

 

- Le dessinateur, designer et écrivain et William Morris 21 refuse la distinction entre arts majeurs et arts mineurs, il veut réhabiliter le travail manuel, rétablir l’union de la main et du cerveau qui, selon lui, caractérisait le Moyen Âge. Sa revendication d'un art pour tous a conduit Morris à un engagement politique en faveur d'une société égalitaire qui pourrait le mettre en oeuvre. Cette société ignorerait « la signification des mots riche et pauvre, le droit de propriété, les notions de loi, de légalité ou de nationalité : c’est une société libérée du poids d’un gouvernement ». Dans la lignée de l'écrivain et critique John Ruskin, il définit la beauté dans l'art comme le résultat du plaisir que l'homme éprouve dans son travail.

 

- L'architecte et urbaniste Walter Gropius 22 annonce, dans le Manifeste du Bauhaus de 1919, la vocation de l'école en ces termes : « Architectes, sculpteurs, peintres ; nous devons tous revenir au travail artisanal, parce qu’il n'y a pas d'art professionnel. Il n’existe aucune différence essentielle entre l’artiste et l’artisan. […] Voulons, concevons et créons ensemble la nouvelle construction de l’avenir, qui embrassera tout en une seule forme : architecture, art plastique et peinture. »

 

On peut encore citer Dada, la prolifique Agit-prop des années 20, Fluxus, que nous ne développerons pas ici.

 

- VibriFeno, un collectif d'artistes rennais, est né en 2017, pendant la loi travail et le mouvement de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Son manifeste « Par tous les moyens, même artistiques - Le luxe communal est notre programme »23 revendique des savoirs-faire multiples mis au service de perspectives communales plutôt que du luxe propriétaire, la création collective dans l'espace public, la déhiérarchisation des pratiques, la transmission des savoir-faire, les invitations à l’essai, à la confiance mutuelle, à la critique collective, à l’excellence socialisée. Il refuse d'envisager un corps d'artistes séparé du monde social, et évoque la nécessité de repenser le luxe communal pour l'adapter au présent. Vribri Feno écrit encore : « Ce qui distingue le luxe communal du luxe propriétaire c’est 1. son ouverture à celles et ceux « qui ne savent pas », 2. la transmission, en vertu de cette ouverture, des capacités techniques et pratiques de l’exigence commune et 3. l’accueil de possibles transformations des exigences portées par la grâce de ces nouvelles rencontres. »

 

Dans l'intervalle entre ces approches artistiques et les suivantes, plus sociologiques et économiques, se tient le philosophe Matthew Crawford, qui va réunir le faire et le penser de manière assez inattendue....

 

- Pour Matthew Crawford 24, la pensée techniciste a voulu séparer le faire et le penser dans le travail, le rendant totalement abstrait. Aux antipodes de la logique capitaliste, Crawford fait l'éloge d'activités permettant la transformation du travail en actions autonomes, ayant en elles-mêmes leurs propres fins, et produisant de ce fait « de la satisfaction, de la qualité et un lien indéfectible avec une communauté, celle qui est précisément capable de juger de cette excellence ». Crawford réunit la pensée intellectuelle et la pratique manuelle dans le cadre de deux activités qui sont pour lui complémentaires, une pratique universitaire et un atelier de réparation de motos. « L'homme pense parce qu'il a des mains » 25.

 

Certains auteurs contemporains relancent le débat économique sur le luxe qu'on a suivi plus haut, en renvoyant, par les terminologies utilisées, au luxe communal. Dans les approches qui suivent, le communisme, élargi par la notion de luxe, s'attache à développer des objets de qualité, en modifiant leurs conditions de production.

 

- Le philosophe et économiste Frédéric Lordon 26, dans « Pour un communisme luxueux », explore la capacité de la « garantie économique générale » (le salaire à vie) de Bernard Friot d’affranchir les activités humaines des contraintes du capitalisme. L'effort constant de celui-ci de rémunérer minimalement le travail génère des conditions de productivité qui vouent les marchandises à être mal faites, par des salariés maltraités et peu payés. Il s'agit de faire baisser le nombre des objets qui nous entourent et leur taux de renouvellement et de donner la liberté aux producteurs de « faire les choses bien » et « de les faire belles ». Le « salaire à vie », qui distingue l’activité de sa rémunération, donne latitude aux gens de faire des choses qui seront autant de contributions à la vie sociale. C’est le désir des producteurs libres qui fait le communisme luxueux.

 

- Le sociologue Razmig Keucheyan 27 revendique la mise en place d’un « Communisme du luxe », qui permettra de « rendre le luxe accessible à tous, non pas en démocratisant les produits les plus coûteux, mais en banalisant l’accès à des biens à la fois singuliers et beaux, et surtout irréductibles à une fonction d’utilité ». Il est question de « distinguer les besoins nécessaires de ceux qui sont superflus, et ce en vue de sortir de la prolifération des besoins artificiels créés par le capitalisme consumériste », et donc produire des biens « émancipés », caractérisés par leur robustesse, leur démontabilité, leur interopérabilité et leur évolution.

 

L'exemple suivant, qui vaut plus pour son intitulé que pour sa pertinence dans rapport au luxe communal, "échappe" au contexte mais se doit, pour information et réflexion, d'être mentionné...

 

- Aaron Bastani revendique, de son côté, le « Communisme de luxe entièrement automatisé » 28. Il combine la pensée marxiste (notion de commun où les services, alimentation, logement, santé, transport, seraient gratuits et extraits de la sphère du marché et du profit), la notion de luxe (ce qui est hors de la sphère de la nécessité) et le développement d'une société de robots et de cerveaux artificiels permettant de remplacer la main d'oeuvre humaine par des machines. L'épuisement des ressources serait réglé par l'exploitation des ressources minérales des astéroïdes du système solaire, l'alimentation par des manipulations génétiques, la maladie par la séquençage du génome humain.

 

Nous laisserons aux lecteurs et aux lectrices le soin de se positionner par rapport à ces différentes propositions.

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CONCLUSION

 

Le Luxe communal, libéré de ses acceptions sémantiques de 1871, se faufile dans de nouveaux enjeux artistiques, sociaux, économiques et politiques et s'augmente, de manière plutôt hétéroclite, de certains des grands principes posés par la Fédération des artistes. L'exigence d'accès à des produits, objets, oeuvres de qualité pour tous semble, pour tous ses héritiers, en constituer la dimension commune.

 

Dans une société où l'art fait l'objet de spéculation, devient un investissement, un « actif financier », le Luxe communal s'impose comme un impératif. L'écueil en est l'écart entre théorie et pratique, pensée et action. William Morris postulait le fait que « l'art, comme l'éducation et la liberté, ne doit pas être réservé à quelques élus », mais fit, quelque temps avant sa mort, « une réflexion amère sur le fait qu'il avait passé sa vie à ''œuvrer pour le luxe écœurant des riches''. Les pauvres ne pouvaient se permettre le genre de beauté qu'il proposait 29».

 

L’art contemporain s’est globalisé, marchandisé, et fonctionne désormais sur la loi de l'échange, c'est-à-dire de l'équivalence généralisée entre tous les biens et toutes les existences : de Pékin à New York, de Reykjavik à Johannesburg, un même langage est parlé, unifié par le marché. Les années 1990 ont marqué, dit Annie Le Brun 30, « la collusion qui s’est produite entre le marché de l’art, la finance et les industries du luxe (et) a montré que si, d’un pays à l’autre, les multinationales installaient les mêmes franchises avec les mêmes produits, il en allait pareillement de l’investissement culturel ». On observe dans le monde entier les mêmes expositions des mêmes artistes, et ce modèle s’impose avec brutalité, un système prêt à anéantir tout ce qui peut entraver son développement. C’est ce qu’Annie Lebrun appelle le Réalisme globaliste.

 

« J’ai été prise, dit-elle, de vertige en découvrant que Charles Saatchi, l’artisan [en tant que publicitaire] de la victoire de Margaret Thatcher, à qui nous devons la fameuse formule There’s no alternative, était devenu l’un des plus grands promoteurs de l’art dit contemporain, qui cherche précisément à nous persuader qu’il n’y a pas d’alternative » 31...

 

Renouveler, actualiser, élargir ce que la pratique de l'art, professionnelle ou non, par les promesses de la Fédération des artistes, peut procurer de libertés, de motivations, d'émancipations, de déhiérarchisations, de coopérations, d'apprentissages et d'implications sociales : le luxe communal « est un mythe fécond » dit Vibri Feno..

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1- Voir Arnaud Diemer, Quand le luxe devient une question économique : retour sur la querelle du luxe du XVIIIème siècle - https://shs.cairn.info/revue-innovations-2013-2-page-9?lang=fr

2- Observations sur le commerce, le luxe, les monnaies et les impôts, 1738.

3- Discours sur les arts et les sciences, 1750, et Emile, 1762.

4- Lettres persanes, 1721.

5- Premier tome 1714, deuxième tome 1729.

6- Essai politique sur le commerce, 1734, 1736, 1742, 1761.

7- 6ème lettre de L'Organisateur.

8- https://classiques.uqam.ca/classiques/fourier_charles/nouveau_monde/nouveau_monde_tdm.html

9- que Marx et Engels trouvaient « tout-à-fait géniale » , et que la Commune reprendra à son compte.

10- Voyage en Icarie, roman philosophique et social. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k101886z.r=voyage%20en%20icarie?rk=21459;2

11- Grand merci à Sylvain Neveu pour cette référence, et pour d'autres, et pour son soutien critique.

12- Les Français peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du dix-neuvième siècle, T. 2 , éd. L. Curmer (Paris), 1840-1842.

13- La Liberté, journal démocratique de l'Hérault, 1869-05-19.

14- idem.

15 - Thomas Golsenne, Histoire et postérité du luxe communal, Actes du colloque La commune en actes - Nouvelles approches historiques de la Commune de Paris, éd. Presses universitaires de Perpignan, 2025.

16- Bulletin financier de l’étranger, Journal des économistes, vol. XXXVII, 2e série, n° 37, mars 1863, p. 518. Horn était défenseur de l’idéal du « laissez-faire laissez-passer » stigmatisé par Eugène Pottier dans son texte éponyme, que le Luxe Communal Duo mettra en musique avec « La rumba du Pottier ».

17- Pouvoir et impuissance. Questions de l’année 1865.

18- Chefs d'oeuvre des arts industriels.

19- Frère de Ferdinand, cofondateur de la Ligue des droits de l'homme.

20- Voir La légitimité de l'appropriation artistique et son contexte contemporain, https://christiane-carlut.fr/texteappropriation1.htm

21- Anselm Jappe, William Morris et la critique du travail, voir https://www.palim-psao.fr/2016/01/william-morris-et-la-critique-du-travail-par-anselm-jappe.html

22- https://cqfd-avignon.fr/mouvement-bauhaus/

23- https://lundi.am/Par-tous-les-moyens-meme-artistiques

24- Eloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail, éd. La Découverte, 2016. Voir https://journals.openedition.org/lectures/1351

25- Anaxagore (500-428 av. l'ère commune).

26- voir https://blog.mondediplo.net/pour-un-communisme-luxueux

27- Les besoins artificiels. Comment sortir du consumérisme, éd. La découverte, 2023. Voir https://reporterre.net/En-finir-avec-les-besoins-artificiels-prendra-du-temps

28-Ed. Diateino, 2021 - Voir : https://transhumanistes.com/notes-de-lecture-le-communisme-luxueux-entierement-automatise-daaron-bastani/ + https://dissidences.hypotheses.org/14627

29- W.R. Lethaby, Philip Webb and his work, Oxford University Press, 1935, p. 94

30- Ce qui n’a pas de prix, Editions Stock, mai 2018.

31- Annie Lebrun, op.cit.

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