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DISCUSSION ÉDOUARD VAILLANT / JEAN JAURÈS

par Jean-Marie Favière et J.M.

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A l’occasion de la commémoration du 100e anniversaire de la mort d’Edouard Vaillant, en 2015, je suis devenu propagandiste vaillantique assumé, et donc j’ai beaucoup milité pour le mettre en valeur, en commençant par Vierzon, sa ville natale et accessoirement aussi la mienne. Je dois dire que le résultat dépassa de beaucoup mes espérances, que les relais officiels ne m’ont pas fait défaut loin de là, que l’estime d’historiens reconnus comme Gilles Candar m’a plus que comblé. Bref, la réception fut, comme on dit, globalement positive… et au-delà !

C’est pourquoi je fus bien étonné de rencontrer une voix discordante. Ce fut celle d’un ami du même prénom que moi, Jean-Marie B., né à Castres, et qui n’a pas manqué de trouver que ma façon de hausser la stature de Vaillant, c’était faire un peu trop d’ombre à celle de son idole à lui, à savoir le grand Jean Jaurès. C’est lui qui initia notre échange fictif sous la forme d’une lettre dans laquelle, après moi, il glisse sans transition vers Vaillant. Je lui réponds en jouant le jeu, et en initiant ainsi une manière de dialogue des morts épistolaire.

Jean-Marie Favière

 

 

 

Mon cher Jean-Marie, puis mon cher Edouard,

J'ai apprécié ta fougue oratoire concernant la défense de celui qui, comme disait Brassens, "est né quelque part", agitant même nerveusement tes petits poings face à ceux qui auraient eu l'outrecuidance de ne pas partager tes conclusions.

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J'ai été profondément choqué par tes classements de politiques, j'avais envie de participer au vote par SMS, mais de là où je suis !!! C'est fini les distributions des notes, M. le professeur, surtout lorsqu'on veut évaluer les plus belles promesses.

 

Je considère qu’Edouard et Jean ont parlé de projets à des hommes debout, à eux de s'engager suivant leurs convictions. Que ceux qui viennent après récupèrent, essaient d’endosser - et de leur faire endosser - des habits trop grands, tentent de classer leurs poulains, on appellera simplement cela au mieux de la "politique fiction".

 

Je te laisse donc bien fraternellement, mon cher Edouard, baptiser la gare à ton nom et tu peux me dédier une impasse si tu veux. Notre éclipse viendra un jour, vanitas...

 

S'ils savaient comme on voit ça de haut tous les deux.

Avec toute mon affection,

Ton Jean Jaurès

 

 

Mon cher Jean-Marie (cher homonyme),

Étant moi aussi un imbécile malheureux qui pense qu'être né dans le réel de quelque part n'empêche nullement de viser l'idéal de l'ailleurs, ayant visité le musée qu'on a édifié à deux pas de chez toi, en ayant conçu quelque idée dépourvue de jalousie excessive pour ma ville, je te fais parvenir, afin que tu la transmettes à ton ami Jean, la missive que mon ami Edouard n'a pas manqué de me demander de te faire parvenir par voie de mailing, le temps des ballons montés étant désormais révolu.

Voici donc :

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Mon cher Jean,

Excuse-moi, mais ça te va bien de prôner le détachement du point de vue de Sirius, quand tous les successeurs, sur notre bonne vieille terre où ils vivent très concrètement, t’ont donné la vedette en reléguant tous les autres, et moi le premier, dans les oubliettes de l’histoire.

 

Tous ceux qui ont des privilèges indus, depuis l’ancien régime jusqu’à notre belle République si égalitaire (n’est-ce pas ?), nous assènent ainsi le refrain du « à quoi bon ». Très bénins quand rien ne bouge, ils sortent vite les armes, depuis l’ironie pour commencer, jusqu’à la mitraillette pour finir, en passant par la calomnie, dès que leurs positions sont menacées.

 

J’ai pu en faire l’expérience au moment de l’affreux massacre de la Commune de Paris, et heureusement pour toi, ta jeunesse t’en a préservé.

 

Comme tu le sais, toi qui t’es compromis beaucoup plus que je l’aurais souhaité avec les notables bourgeois en place, et même avec les fusilleurs du peuple parisien, je suis sensiblement plus révolutionnaire que toi.

 

Quant à mes poings, je te rappelle que ceux qui ont eu l’occasion de s’y frotter, foi de Berrichon robuste, ils ont pu très vite vérifier de très près leurs dimensions véritables.

 

Il ne m’échappe pas que, dans ce dialogue des morts, tu vises plutôt, par un glissement épistémologique un peu rapide, les vivants que tu ne portes pas dans ton cœur.

 

Mais ce professeur auquel tu reproches sa frénésie de mettre des notes, je le connais bien, et même très bien, depuis le temps que nous nous fréquentons, lui et moi.

Ce qui l’anime en l’occurrence, ce n’est pas je ne sais quelle déformation professionnelle mal placée, c’est la conviction profonde de toute une vie que la vérité doit l’emporter sur la propagande, l’enfumage et le mensonge. Sa devise est celle que Rousseau emprunta à Juvénal: Vitam impendere vero, Consacrer sa vie à la vérité.

 

Et il ne le fait pas que pour les vivants. Son cri du cœur est celui de Hugo : « Ciel ! oublier les morts ! ». Depuis longtemps il a défendu, c’est son côté Robin des Bois ou Don Quichotte - au choix -, ceux que la pensée dominante traite injustement. Ainsi, pour ne considérer que les sciences, mon domaine de prédilection, comme tu le sais, cher brillant littéraire : Descartes par rapport à Newton, Lamarck par rapport à Darwin, De Broglie par rapport à Einstein…

 

Ce ne sont là que des moulins, peut-être, de ton point de vue purement utilitaire et terre à terre de Sancho Pança, mais je sais qu’il a envie de le faire d’abord parce que ça lui est nécessaire, et que les récupérations humainement possibles ne lui sont pas un motif suffisant pour s’abstenir. Il pense même qu’en règle générale les humains, vivants ou morts, ont trop souvent le réflexe de bondir aux arguments négatifs pour trouver des excuses confortables pour ne rien faire. Il est vrai qu’on y court moins de risques qu’en s’exposant, même dans le cadre de ces très modestes engagements qui n’ont rien à voir avec les nôtres (il est le premier à en convenir), car je ne suis pas le seul à avoir eu à subir le feu des basses calomnies, tu as eu largement ta part toi aussi, et tu m’as alors bien entendu trouvé aussitôt à tes côtés.

 

Et puisqu’on parle des vivants, je sais qu’il se refuse absolument à les voir tous comme des endosseurs d’habits trop grands ou autres hypocrites médiocres. Il persiste à croire encore, pauvre naïf brélien qu’il est, qu’il y a aussi bien des contemporains dignes d’affection – Brel aurait même employé le mot « tendresse » -, voire d’estime, qui cherchent avec courage la vérité et qui ont envie de la dire, une fois qu’ils l’ont découverte, ou cru l’avoir découverte. Je crois que ça doit te rappeler quelque chose, mon cher citoyen Jean Jaurès.

 

Oui, je ne trouve pas absurde de penser qu’il existe encore, même en des endroits reculés, même dans des professions obscures, des gens qui sont taillés dans la même étoffe que nous-mêmes. Nous n’avons pas vêtu nos grands habits pour que nos successeurs aillent tout nus. Ce qui semble nous différencier, c’est que moi, y compris de là-haut, je continue à me préoccuper du sort matériel de ceux qui vivent dans des conditions difficiles. Je les regarde, non de loin, mais au contraire de très près. Je leur ai consacré ma vie, j’entends bien leur consacrer aussi ma mort.

 

Quant à ton avenue, tu en parles encore d’autant plus à ton aise que tu ne risques pas d’être victime de l’improbable disgrâce que tu fais semblant d’envisager pour faire croire qu’elle pourrait te faire peur. Certes, la mienne, dans ma ville, est plus longue que la tienne, elle est même la plus longue de Vierzon, mais c’est ma ville, quand même. Moi, ton copain, dans ton musée, je n’ai droit qu’à quelques gravures de seconde zone. Tu sais que la tienne, d’avenue, dans ma ville, si on la prolonge, elle mène jusqu’à Tours. La mienne, dans le même cas, mène directement à Paris. Tout un symbole. Mais l’important n’est-il pas que leurs prolongements, jusqu’au cœur de Vierzon, convergent dans l’avenue de la République ?

 

Enfin, pour trouver une formule conclusive, symétrique de la tienne tirée de l’Ancien testament - ce qui ne m’étonne guère de ta part, soit dit en passant (mais non, je te charrie !) -, je citerai Cyrano, un de mes maîtres en athéisme, car même si ça ne sert à rien, je proclame que c’est bien plus beau lorsque c’est inutile ! Mais si depuis ton cher musée confortable, tu te sens un poil menacé, c'est peut-être que ce n'est pas aussi vain que cela.

 

Mais assez de contrariétés entre nous. Tu cites Brassens, je cite Brel, et je les aime tous les deux. Comme quand nous n’étions pas d’accord vivants, c’est un irrépressible besoin de dialogue qui nous unit encore. Si tu crois que je n’ai pas deviné ton habituel petit jeu, qui consiste à me titiller pour te donner le plaisir de ma réaction disproportionnée de Vierzonnais soupe au lait… toi qui te flattes, bien abusivement d’ailleurs, d’être un Castrais tranquille. Continue, s’il-te-plaît, et sois assuré de mes réponses.

 

Avec toute mon affection et toute ma tendresse,

(et tu sais mieux que personne que ce n’est pas un vain mot. Autant que mes multiples activités, c’est bien ta disparition tragique qui a fait que j’ai été incapable de te survivre bien longtemps. Et tu as beau, depuis ce 18 décembre 1915 où je n’ai pas manqué de te rejoindre, me charrier constamment et lourdement à ce sujet, ce n’en est pas moins la VÉRITÉ. Je l’écris en bien gros, ce mot, pour que tu puisses facilement le voir. Je bois enfin spontanément, car je suis resté un bon vivant même au paradis des socialistes, à ta santé éternelle.)

Ton Edouard Vaillant

 

 

Mon cher Edouard,

Je suis très fier d'avoir su provoquer chez mon cher E(lève) V (ierzonnais) cette fougue oratoire qui s'autoalimente à des convictions bien ancrées en toi et dans lesquelles j'ai reconnu des passerelles qui nous relient. A titre amical, je te serais très reconnaissant de ne pas trop insister sur mon lieu de naissance. Tu n'es pas sans savoir que dans les cours de récréation de nos chères écoles républicaines (je sais, pas assez selon toi...) il était de bon ton pour certains chenapans de se moquer de celui qui était "castrais de naissance". Pas toi mon cher EV !

Tu m'avais parlé récemment de ton idée d'école "polytechnique". D'où je suis, je me suis renseigné et on m'a affirmé que ce serait le terme exact employé après 1945 dans l'organisation d'un petit état appelé RDA. Tu vois, il y a de l'espoir pour tes idées et je m'en réjouis de façon fort charitable.

 

Nous aurons peut-être l'occasion de continuer cette fausse "dispute" puisqu'il paraît que ça va être ta fête pendant un an.

Ton JJ

 

 

Mon cher J(eune) (J)aurès,

Celui qui est né près de vingt ans avant l’autre ne saurait aisément en bonne logique mathématique être l’élève de son cadet. Je t’assure que je ne voyais aucune malice dans le gentilé de Castres, mais je veux bien trouver une périphrase qui t’agrée davantage, même si on a tous deux depuis longtemps déserté les cours de récréations, républicaines ou pas. Merci pour cette perche du « pas toi » que je saisis aussitôt à ton encontre. Par pitié, pas de ces arguments en forme d’amalgames indignes. Il y a d’autres écoles polytechniques qu’en RDA, et argument ad hominem après argument ad hominem, j’espère que tu n’oserais pas dire, en ce qui concerne le professeur qui se dévoue, sinon pour ma cause du moins pour ma mémoire, qu’il a choisi pendant près de trente ans comme sport favori le handball, dont on peut considérer qu’il était pourtant le sport national des nazis. Il existe, et c’est heureux, des clubs de handball en démocratie, et des écoles qui se soucient des sciences et des techniques également. Puisque je pense qu’il ne craint désormais plus rien de ce côté, et que je ne fournis plus en le disant du carburant à ta vindicte, je te signale qu’il roule aussi en Volkswagen. Je ne te dirai pas comme Hérodiade à sa nourrice : « Va, garde ta pitié comme ton ironie », puisque je ne souhaite rien tant que la fête continue. Dommage d'ailleurs qu'on soit si près au fond de la fin de l'année. Alors à l’imminente revoyure, cher JJ.

Ton EV

 

 

Mon cher Edouard,

Tu dois t'interroger sur les raisons de ce silence épistolaire.

Tu n'es pas sans savoir que ce début de printemps est concomitant avec les fêtes pascales comme avec tes premiers engagements. Je sais qu'avec tes amis vous avez parfois raillé mes rapports avec la religion (je te répondrai à ce sujet un autre jour lorsque j'aurai plus de disponibilité). Aux alentours de cette fête chrétienne, j'ai l'habitude d'emmener mes amis faire un peu de marche en montant le pittoresque « chemin de croix » qui s'élève au-dessus du Tarn sur la presqu'île d'Ambialet. Si tu as l'occasion de venir, tu ne seras pas déçu...

 

Aujourd'hui je voudrais simplement, sinon confesser, du moins préciser ma position par rapport à la politique extérieure de notre pays impulsée par Jules Ferry. J’anticipe ainsi une éventuelle « autre remarque bienveillante » de ta part, sachant à quel point tu es, toi, parfaitement insoupçonnable en ce domaine, ayant même dans ton parti, et parmi tes proches, le champion de la cause anticolonialiste du temps, Paul Louis, l’auteur, en 1905, du fameux livre Le colonialisme…

 

Cela étant dit, je revendique le droit à la nuance et à l’évolution positive. Tu sais combien j'admire Jules Ferry, et son idée de répandre les lumières de notre civilisation m'a semblé cohérente. Dès 1883, ma position pro-coloniale était bien connue.

 

En 1895, mon ami Viviani m'a invité à me rendre en Algérie en sa compagnie. A Sidi Bel Abbès j'ai pu constater la différence des conditions, la morgue des colons, l'exploitation des indigènes.

 

Il m'est revenu à l'esprit les propos pleins de mépris pour les Algériens que tenait mon aumônier au collège de Castres. C'était un aumônier militaire. J'ai même écrit à cette époque-là : « l'égoïsme des gouvernements et des classes dirigeantes françaises a consommé là-bas, par des moyens variés, le meurtre de tout un peuple. »

 

En février 1898, j'ai déposé une proposition de loi visant à « l'émancipation des musulmans algériens par la qualité de citoyen français ».

 

Tu penses bien que de nombreux obstacles se sont dressés face à cette proposition. Aussi j'ai remis l'ouvrage sur le métier dès le mois de juillet de la même année. Je demandais « l'élection d'un collège de délégués de populations arabes qui viendraient périodiquement devant la Chambre française, au moment du budget de l'Algérie, exposer ses voeux, les doléances du peuple arabe, et participer à la discussion et au vote des lois intéressant l'Algérie ».

 

Tu sais bien sûr qu'en 1907 je me suis opposé à l'expédition au Maroc. Ce que j'écrivais à l'époque : « Evidemment ces hommes paraissent s'incliner, se résigner, quand la force brutale est sur eux; puis ils se relèvent, la haine au coeur. Il en sera ainsi jusqu'à ce que nous ayons ou conquis le Maroc tout entier ou renoncé à violenter ce peuple. »

 

On est loin de ce que certains ont pu me faire dire, en se focalisant sur une seule période. Je persiste à réclamer une évolution de la pensée en la confrontant avec le réel.

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Rappelle-toi, en 1912, après le traité de protectorat de la France avec le sultan du Maroc... Je disais ceci: « Eh bien! je dis que parmi tous ces peuples longtemps ou endormis ou séparés de l'Europe par des océans d'indifférence, je dis que partout il y a des forces morales neuves qui s'éveillent, un appétit de liberté, un appétit d'indépendance, le sens du droit , qui pour s'affirmer nous emprunte quelquefois nos propres formules.

 

Et je dis que pour le peuple qui aurait le courage, la sagesse, la généreuse clairvoyance de ne se livrer nulle part dans le monde à une politique de conquête et d'expropriation brutale, pour ce peuple-là, il y aurait eu chez toutes ces races qui s'éveillent et qui veulent leur droit une force de sympathie qui était une puissance réelle ».

 

Je te laisse à regret, d'autres tâches urgentes m'appellent. Nous aurons d'autres sujets d'échange qui ne manqueront pas d'affiner nos positions.

Bien cordialement et avec tout mon respect,

Jean

 

 

Mon cher Jean,

En ce qui me concerne, jamais je n’ai pu dire le moindre bien de Ferry, qui m’a fait détester jusqu’au mot « opportuniste » lui-même, étant de ces opportunistes qui furent complices actifs dans le camp et la droite ligne de celui qui fut à la fois un proto et super opportuniste, à savoir l’abominable Thiers. Thiers, qui prétendit maintenir les privilèges d’un nombre infime de grands possédants en fusillant cyniquement des dizaines de millier d’hommes, de femmes et d’enfants du peuple de Paris. Ce peuple de Paris qui n’est autre qu’un condensé du peuple de France dans la capitale.

 

Il est vrai que ce peuple était menaçant et dangereux pour les privilégiés s’il s’organisait un peu plus, et s’il lui venait le mauvais goût de revendiquer si peu que ce soit. Le dernier livre de Thomas Picketty sur Le capital au XXIe siècle présente des données qui remontent à 1870. A côté de cette époque, la nôtre, qui pourtant évolue d’une manière vertigineuse depuis plusieurs décennies dans le sens d’un accroissement des inégalités, ferait figure, à côté, de modèle d’égalitarisme. On trouve alors non seulement normal, mais aussi nécessaire, que 99,5% des Français survivent à peine pour entretenir une élite sociale et culturelle qui dirige et représente la France. Comme disent les économistes, le décile supérieur possède alors 81% du capital (ou du patrimoine, c’est synonyme), et c’est 50% pour le seul centile supérieur. Pour comparer avec 2010, où c’est pourtant énorme, scandaleux et indécent, il faut retirer près d’une vingtaine pour l’un, à 62%, et près d’une trentaine pour l’autre, à 23%. Tu comprends que je n’ai jamais eu de tendresse particulière pour ceux qui mobilisaient toutes leurs forces pour empêcher qu’on corrigeât si peu que ce fût cette injustice.

 

Quand les lois éducatives en question sont passées, je n’ai rien dit, ni dans un sens, ni dans l’autre. J’ai méprisé cette récupération des engagements d’autres acteurs, à commencer par les miens, depuis 1871, après que Ferry a remis les écoles parisiennes dans les griffes des congrégations d’où je les avais sorties, retardant ainsi des réformes déjà faites d’au moins dix ans. D’autres acteurs : c’est-à-dire Jean Macé, Paul Bert, et même Charles de Freycinet ou Jules Grévy. Je n’ai même pas cherché à argumenter pour en relativiser les effets de propagande, qui tendaient à faire croire qu’il n’y avait rien avant et tout après, alors que les effectifs scolarisés à l’école primaire n’ont pas bougé, ou si peu. Quant à la fameuse obligation qu’on prétend associer à la laïcité, elle fait oublier, présentée en paquet cadeau global, qu’il n’y a aucune obligation d’enseignement laïque, mais seulement d’enseignement. Si bien qu’en 1887, les congrégations, très peu inquiétées malgré leurs cris d’orfraie, ont encore la main sur un bon tiers des élèves du primaire. Comment aurait-il pu en être autrement, quand la fameuse lettre de Ferry aux instituteurs interdit à ces derniers d’envisager quoi que ce soit qu’un seul père de famille serait susceptible de leur reprocher ? Avec de pareils principes, qui sont, plus que des freins, des bâtons dans les roues, il est évidemment impossible d’avancer. Quant au secondaire, inutile de rappeler qu’étant totalement en dehors de la réforme, il continue donc, par le biais de son enseignement payant et cher, de reproduire la même élite sociale qu’auparavant, destinée à fournir les cadres du régime. La cohésion sociale, recherchée au moyen d’un nouveau contenu des cours - à peu près la seule chose qui change avec l’allongement du temps d’enseignement -, c’est d’abord contre les contestataires de gauche qu’elle se constitue. De l’aveu même de Ferry. Dans ses discours de Rouen et du Havre, en 1883 – l’année où il m’exproprie de mon domicile de la route de Paris pour y construire le lycée Henri Brisson -, il déclare, ce sont ses mots, la « guerre aux intransigeants », la guerre à ceux qui sont plus à gauche que lui, guerre qu’il avait commencée avec les lois scolaires, lesquelles n’étaient pas tant promulguées pour les beaux yeux d’un peuple qu’il ne fréquentait guère, mais pour assurer le maintien au pouvoir de son parti. Il le disait explicitement dans son discours de 1879 au conseil général des Vosges : « Dans les écoles confessionnelles, les jeunes reçoivent un enseignement dirigé tout entier contre les institutions modernes. […] Si cet état de choses se perpétue, il est à craindre que d'autres écoles ne se constituent, ouvertes aux fils d'ouvriers et de paysans, où l'on enseignera des principes totalement opposés, inspirés peut-être d'un idéal socialiste ou communiste emprunté à des temps plus récents, par exemple à cette époque violente et sinistre comprise entre le 18 mars et le 24 mai 1871. »

 

Qu’il puisse y avoir soupçon d’inspiration socialiste ou communiste, voilà bien ce qui pour Ferry était plus à craindre que le diable. Quand mon école visait à l’émancipation, la sienne visait à la soumission à l’ordre établi. Dans le contexte tragique de l’époque, j’allais même jusqu’à trouver pertinent ce que disait mon amie Louise Michel : « La tâche des instituteurs, ces obscurs soldats de la civilisation, est de donner au peuple les moyens intellectuels de se révolter. » Inutile de dire qu’il n’était pas du même camp que nous.

Quant à mon éventuelle moquerie, nous nous connaissons assez pour que je n’aie pas à faire l’effort d’esquiver, en ce qui me concerne, ton argument issu de La Fontaine ; tu sais : « Car vous ne m’épargnez guère, vous, vos bergers et vos chiens… ». Autant je milite pour éradiquer la religion dans la vie politique et éducative, soucieux que je suis de voir les citoyens français former leur personnalité en exerçant pleinement leur liberté, laquelle ne se conçoit pas sans une rationalité fondée sur la science et éloignée de la superstition, autant je ne prétends pas condamner sur cette base des convictions sincères qui s’exercent dans le domaine privé. Il me semble en avoir donné un parfait exemple dans ma filiation directe : la personne que j’aime le plus au monde c’est ma mère, et réciproquement. Or, elle ne m’a jamais embêté avec mon athéisme, je ne lui ai jamais manqué de respect en ce qui concerne ses croyances religieuses. Et je n’ai jamais été de ceux qui ont voulu douter de toi sur ce sujet-là.

Voici maintenant, pour finir, ce que j’écrivais dans le manifeste Aux Communeux, lorsqu’en juin 1874 j’étais depuis trois ans en exil à Londres après la répression sauvage et meurtrière du mouvement communaliste, répression à laquelle l’Eglise s’est empressée de donner son soutien et sa bénédiction, quand elle n’a pas directement soufflé sur les braises. C’est d’ailleurs une constante de notre histoire de France, et ce que je dis ici en d’autres termes, dans le contexte de légitime colère qui était le nôtre à l’époque, c’est d’abord « plus jamais ça » : « Nous sommes athées, parce que l’homme ne sera jamais libre, tant qu’il n’aura pas chassé Dieu de son intelligence et de sa raison. Produit de la vision de l’inconnu, créée par l’ignorance, exploitée par l’intrigue et subie par l’imbécillité, cette notion monstrueuse d'un être, d’un principe en dehors du monde et de l'homme, forme la trame de toutes les misères dans lesquelles s'est débattue l’humanité et constitue l’obstacle principal à son affranchissement. »

Bien à toi,

Edouard

 

 

Mon cher Edouard,

La canicule aidant, les vacances parlementaires étant en vue, je viens converser avec toi, libres propos que, j'espère, tu n'iras pas (c'est ton péché mignon) transformer en contre thèses… Laissons-nous aller...

J'ai eu vent, de là où je suis, que tu serais l'inventeur de l'autogestion. Attention Edouard, on va bientôt te coller l'écologie ! Ta béatification est en bonne voie, l'imprimatur te guette. Je suis passé par là moi aussi et ça ne dure pas longtemps.

Permets-moi de te rappeler, en quelques mots, le 24 novembre 1924, jour du transfert de mes cendres au Panthéon. C'est Edouard Herriot, président du conseil, radical investi après la victoire du cartel des gauches, qui avait pris l'initiative de ce témoignage de la nation. Des tensions se sont fait jour entre radicaux et socialistes concernant la signification à donner à l'événement. Hésitations sur la date, discordances sur l'organisation. D'autant plus que les radicaux étaient absents du comité qui en était chargé. De leur côté, les communistes avaient décidé de bouder la cérémonie officielle et d'organiser leur propre défilé où les slogans étaient en majorité des appels à la révolution prolétarienne. En plus, pas de représentant de la municipalité toulousaine (radicale) aux manifestations de Paris et de Toulouse. Evidemment, il s'en suivit beaucoup d'incompréhensions et de critiques... Dieu m'est témoin que je n'ai jamais voulu cela !!!

Cela me rappelle nos différents.

Te souviens-tu de ce que tu me disais au parlement ?

« Peut-on concevoir qu'un socialiste , engagé dans le combat pour le remplacement du régime capitaliste par un régime collectiviste, puisse s'intégrer à un gouvernement bourgeois ? »

Tu sais bien que je n'ai pas revendiqué pour moi-même cette participation, mais je l'ai appuyée. Vous m'avez attaqué rudement. Je pense au « clash » de ce fameux Congrès d'Unité de la salle Japy en décembre 99, puis à la fondation en 1901, qui fut ton oeuvre, d'un Parti Socialiste de France . Vous avez été virulents à mon égard sur le terrain, dans la presse. Mais beaucoup moins sur le plan parlementaire…

Tu sais qu'avec mes amis radicaux, nous nous sommes toujours réclamés d'une culture républicaine fondée sur un caractère démocratique du pouvoir, un respect des libertés individuelles, la primauté de la justice sur la charité.

J'ai toujours récusé l'idée de la dictature du prolétariat ou la conception d'un Etat de classe. J'ai toujours soutenu la République qui permet de « ménager des transitions » et d’« émousser la révolte des habitudes ».

Rappelle-toi ce que j'écrivais dans les Etudes Socialistes de 1902 : « Ce que propose le Manifeste (de Marx), ce n'est pas la méthode de Révolution d'une Classe impatiente et faible, qui veut brusquer par artifice la marche des choses ». Et j'ajoutais : « seul un programme révolutionnaire reposant sur une acceptation de la démocratie et de la légalité permettra, plus que l'attente quasi mystique d'une catastrophe, de donner substances aux aspirations révolutionnaires, de transformer le régime de la propriété, de renforcer les libertés. »

Et vois-tu, mon cher Edouard, aujourd'hui je persiste et signe dans ce que je déclarais en 1904 à la tribune de l'Assemblée Nationale : « Je n'ai pas la prétention puérile de n'avoir pas changé en vingt ans d'expérience, d'étude et de combat. Ou plutôt je ne me calomnie point assez moi-même pour dire que la vie ne m'a rien appris. »

Voilà, mon cher Edouard, ces quelques réflexions, en filigrane de ta béatification républicaine, de la part de ton ami Jean.

Je vais maintenant te taquiner.

Ton patronyme me semble éternel ; en témoigne la devise de Jacques Coeur, un Berrichon lui aussi.

Et même au 20e siècle !!! Donné comme exemple aux bons enfants les magazines Coeur Vaillant et Âmes Vaillante. Donné comme exemple aux enfants de gauche, le magazine... Vaillant !!!

Etonnant , non ? Te voilà consensuel !

Je vais rejoindre mes amis du Tarn. On me dit que tu fais une escapade en Ariège.

Belle région !

Je t'embrasse

Ton Jean

 

 

Mon cher Jean,

Je ne disconviens pas que les vacances doivent inciter à une certaine détente, mais pas au point de ne pas me rendre compte que les taquineries commencent bien avant la conclusion où tu fais mine de les annoncer.

Je n'ai pas besoin de récupération pour faire état de mes actions. Même avec l'écologie - que fidèle à mon athéisme je n'hypostasie pas - je m'étonne de t'étonner, puisqu'il est de notoriété ancienne qu'elle fut parmi mes préoccupations prioritaires, et le médecin que je suis mesure le nombre de vies humaines que l'on peut immédiatement sauver par ce moyen.

Je rappellerai juste ma réussite en ce qui concerne la fusion préalable des mouvements marxistes, mon Comité Révolutionnaire Central et le Parti Ouvrier Français de Guesde dans le cadre du Parti Socialiste de France, qui permit ensuite de nous regrouper entre nous dans la SFIO, ce qui eût été largement impossible sans cela, tant tes positions et celles de Guesde étaient antinomiques alors.

Ma position sans compromission et clairement affirmée en toute occasion ont rassuré les guesdistes, tandis que la fidélité de mes votes en faveur de la République a rassuré tes partisans : la voie vers l'unité était alors ouverte.

Par ailleurs, il est vrai que je ne déteste pas mon patronyme ni les connotations qui s'y rattachent. L'Ariège, terre de luttes, me va bien, ainsi que son slogan « Terre courage ! », même s'ils ont cru bon d'en changer récemment sous prétexte que ça n'évoquait pas suffisamment les loisirs « cool » aux touristes qu'on veut attirer.

Bonnes vacances et bon courage donc, car je sais que tu ne les conçois pas dans la paresse.

Ton fidèle

Edouard

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