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DIALOGUE MAXIME LISBONNE – MARCEL CERF

​

Par CLAUDINE CERF

d'après « Le D'Artagnan de la commune (Le colonel Maxime Lisbonne) »

de Marcel Cerf, éd. Dittmar, 2014

Maxime Lisbonne : Je suis un saltimbanque !

Marcel Cerf : Saltimbanque avant la Commune, pendant la Commune, après la Commune !!!

ML : Eh oui, saltimbanque je suis ! Saltimbanque je reste !

MC : Evidemment ! Une mère, modiste célèbre, créatrice de chapeaux, qui coiffe les plus grandes actrices du « boulevard du crime »…

ML : …et, comme tu sais, un père juif, grand républicain… et peintre !

MC : Tous artistes en somme !

ML : Et tous sans préjugés ! C’est le combat contre l’ordre établi qui nous anime… et l’Art aussi. L’Art pour tous comme l’écrit ma camarade de bagne, mon amie, Louise Michel.

MC : …Le théâtre, c’est Ta vie

ML : Y compris le théâtre des opérations militaires !

MC : D’accord… Mais avant la Commune, tu étais la coqueluche du public…

ML : Surtout féminin ! J’ai tout joué, tout monté, des pièces du répertoire romantique, des pièces populaires… Tout !

MC : Et, malheureusement, tu as même été directeur de théâtre !

ML : Pas doué pour la finance, tu me le rappelles subtilement, Marcel ! De toute façon, la guerre a tué tous mes projets.

MC : Tu n’as pas changé de registre pourtant…

ML : Non, tu le sais et tu m’as bien compris : saltimbanque je suis, saltimbanque je reste !

MC : Même quand tu es incorporé à la Garde nationale en 1870, pendant la guerre franco-prussienne, ta manière de refuser une récompense militaire méritée ne manque pas du panache, Maxime Lisbonne ! Et pourtant tu ne joues pas un rôle, tu n’es pas sur scène …

ML : Je suis tout juste un saltimbanque sans emploi qui défend les principes républicains auxquels il croit. Normal, non ?

MC : Et même vital ! Et c’est ça qui me fascine en toi, ton idéal de saltimbanque qui concilie l’art et le combat pour la justice sociale… Et encore, tu n’as pas vraiment commencé la grande aventure !

ML : Depuis le début du siège, je suis sur le pont, citoyen Marcel Cerf !

MC : C’est vrai, et membre du Comité central de la garde nationale fédérée du Xème arrondissement...

ML : de Paris !!! Pas de rôle politique, je veux de l’AC-TION, uniquement de l’Action !!!!!

MC : En effet, de l’action tu vas en avoir, citoyen Maxime Lisbonne !

ML : Le 18 mars, il fallait marcher sur Versailles, tout de suite. Il fallait occuper le Mont-Valérien immédiatement. Je l’ai dit, je l’ai redit…

MC : …le Comité central s’est réveillé trop tard… Il y avait un traitre ….Tu l’avais compris avant tout le monde. La suite aurait pu être toute différente, j’en suis convaincu.

ML : Il faudra que je m’essaie à un rôle de traître… J’ai vu comment ça marche !

MC : Tu es mauvais en affaires, Maxime Lisbonne, personne ne le nie, mais avoir refusé de te présenter, pour cette raison, aux élections de la Commune nouvellement proclamée, le 28 mars, c’est une erreur…. Tu étais très populaire…

ML : Ce que j’aime, mon cher historien, tu le sais pourtant, c’est l’action… Pas les discussions à l’infini… indispensables, oui, mais ce n’est pas pour moi... Et puis imagine qu’on m’ait reproché la mauvaise gestion de mon théâtre... Tu vois un peu l’effet sur les citoyens : un représentant du peuple qui ne sait pas compter ! Un élu dangereux pour ses électeurs ! Non, pas ça !!! Saltimbanque je suis, saltimbanque je reste !

MC : Sauf que le 2 avril, les Versaillais bombardent Paris et le 3, c’est la riposte de la Commune ! Tu vas passer des planches aux pavés !

ML : Et comme tu le sais, j’ai la charge de transférer l’artillerie à la Porte Maillot et d’organiser les bataillons….

MC : Les Versaillais tirent… depuis le Mont- Valérien, en position dominante ! Tout ce que tu avais prévu, tout ce que tu redoutais ! La garde nationale est ébranlée, désorganisée ou même pas organisée du tout.

ML : Ma première proposition d’organisation, je l’ai déposée avec Edouard Moreau, que tu connais très bien, Marcel, et dès le 19 mars ! Réponse : néant. A la suite de ce 3 avril, j’en dépose deux autres…

MC : Victor Hugo le martelait déjà en 1848 : Il faut or-ga-ni-ser !... Tu parles !

Au moins, tu peux compter sur ton ordonnance, le tirailleur algérien !

ML : Mohamed ben Ali et moi, nous resterons soudés dans l’adversité.

MC : Le Juif et l’Arabe, ensemble, pour la Commune !!!

MC : Respect, Lisbonne ! Le délégué à la guerre, le général Cluseret, ne tarit pas d’éloges, sur ton courage… et il salue ta dégaine de saltimbanque.

ML : Je ne me renierai jamais !

MC : Tu as raison et, du reste, les responsabilités vont pleuvoir. L’organisation des compagnies de marche n’est pas un mince exploit et je te le dis sincèrement Lisbonne, le comédien que tu es se révèle un organisateur hors du commun. L’organisation, tu as ça dans le sang ou quoi ?

ML : J’ai pourtant enfreint les ordres !

MC: En effet, tu n’as pas suivi les instructions de Rossel, Maxime!

ML: Il fallait que je commande des uniformes pour mes hommes... et vite, très vite! Le coup de feu contre les Versaillais n’atttend pas! Alors, passer par la voie hiérarchique... pas le temps! Je ne suis pas un militaire de métier, mon cher Marcel, je suis un artiste au combat !

MC : Je sais : « saltimbanque tu es, saltimbanque tu restes ». Ton amie Louise Michel, elle, se disait « artiste en Révolution ». Entre artistes combattants, vous vous compreniez bien, ça va de soi.

ML : Mon chef d’état-major, Rossel ne m’en a jamais voulu d’avoir désobéi.

MC : C’est vrai et je ne peux pas m’empêcher de relire, à haute voix, ce que Nathanaël Rossel, t’a dit, à toi, Lisbonne :

« En révolution, il est toujours difficile quand on ne connaît pas les hommes ni leur passé politique, de leur laisser le champ libre. En dix jours, vous avez mis 15 bataillons en état d’aller combattre. Vous avez enfreint, il est vrai, mes ordres. Mais ce prompt résultat m’assure de votre dévouement à la cause que vous défendez. Bonne chance et au revoir ! »

ML : Je suis passé par-dessus la voie hiérarchique, histoire d’aller plus vite. Il y avait urgence, c’est tout, sinon, j’aurais obéi aux ordres de Rossel.

MC : Et tu as assuré la défense du Fort d’issy les Moulineaux avec Brunel…

ML : …Rossel m’a nommé Colonel, colonel, moi, le théâtreux !!!!…

MC : A la tête des corps-francs, de sacrés lascars venus de Paris ou de Montrouge…Pas des figurants de théâtre, des fidèles parmi les fidèles… Et c’est dur de se battre au milieu des rivalités et des ordres contradictoires, sans compter les espions et les fuyards….

ML : …et les tirs des Versaillais qui redoublent !… C’est drôle, tu vois, mais ça ne me fait pas peur.

MC : Tu n’es pourtant pas sur une scène et comme le général la Cecilia est blessé, en plus, tu assures le commandement en chef, mais les ordres de Rossel sont dévoyés, mal suivis… Résultat : les Versaillais vont prendre le fort d’Ivry !

ML : Et Rossel, écoeuré, démissionne !!!...

MC : C’est ça, comme dit Nathanaël, « Tout le monde délibère et personne n’obéit ».

ML : Il a dit ça, c’est vrai. Je le respectais .

MC : Et comment tu supportes le reste ?

ML : Mal. Si le fort de Vanves tombe à son tour, c’est la faute d’officiers traîtres ou irresponsables du genre de… Oh et puis, non, ne retenons même pas leurs noms.

MC : Mais tu les connais ?

ML : Bien sûr. Et j’ai dit à Edouard Moreau, le « commissaire civil à la guerre », que j’aimais beaucoup, qu’on pouvait tenir à Vanves face aux Versaillais à condition d’avoir des troupes sérieuses. J’insiste sur Edouard Moreau parce que j’ai en tête que tu lui as rendu un sacré hommage… mérité !!!

MC : Un amoureux des arts lui aussi... Je ne sais d’où te viennent tes connaissances en matière de guerre mais le fait est que tu es expert, sauf que seul contre l’apathie des états-majors, malgré tes plans réfléchis, tu ne peux rien !

ML : Des troupes indisciplinées, peu ou pas de munitions…. On est cuits ! Et les francs-tireurs, une fois de plus, jouent les artilleurs, ils sont magnifiques mais le matériel manque… Je ne peux plus rien.

MC : Tu te mets très souvent en danger, tu grimpes sur les barricades, tu harangues les Versaillais… Tu oublies que tu n’es pas sur une scène ?

ML : Je n’oublie pas, je fais mon boulot de Colonel.

MC : Dans le XVème, après une reconnaissance dans la direction des tirs versaillais, un drame…

ML : Un drame oui… et , pour moi, un drame personnel.

MC : Mohamed !

ML : Oui, partis en reconnaissance, un de mes officiers… et mon cher Mohamed, ne reviendront pas. Les Versaillais bombardent à mort.

MC : Partout les barricades surgissent. Rue Vavin, tu ne donnes pas l’ordre d’incendier la rue… L’incendie est un moyen défensif, certes, mais c’est un autre qui donnera l’ordre d’incendier, pas toi… Et tu te souviens du Panthéon ?

ML : Oui, tout le quartier est en effervescence, ailleurs aussi, dans presque tout Paris, mais les Versaillais s’acharnent.

MC : Paris brûle, plus de canons, pas assez d’hommes…

ML : Nous nous défendons comme des lions… Je fonce !

MC : Tu ne peux pas t’empêcher de jouer… même avec la mort !

ML : Saltimbanque je suis, saltimbanque je reste !

MC : Au point de subjuguer Jean-Baptiste Clément…

ML : Sur les dernières barricades, avant le coup de grâce ?

MC : Oui. Il écrit qu’on te voyait t’offrant en cible aux balles, juché sur un cheval de labour, large comme un éléphant…

ML : Tué d’un coup, sous moi ! C’est le quatrième !

MC : Tes hommes ont peur pour toi.

ML : L’important, c’est de les protéger, eux ! Moi, je ne descends pas de cheval parce que c’est comme ça que mes hommes m’aiment !

MC : Et tu tombes en serrant contre toi l’obus que tu allais entreposer, avec les autres obus, dans une voiture à bras…

ML : Un réflexe, c’est tout !

MC : Si tu l’avais lâché, tous les obus auraient éclaté en même temps. Le carnage !!!!

ML : Mon cheval est crevé. Moi, je suis blessé à la cuisse ; c’est le début de la fin !

MC : C’est la semaine sanglante. Les Versaillais assassinent. Trop de blessés à la mairie du XXème qui sert d’hôpital. Tu attends… Tu te sens mourir.

ML : Je demande qu’on remette mon écharpe de membre du Comité central à ma femme. C’est pour mon fils. Vive la République ! Vive la Commune !

MC : Même à l’agonie, quel panache ! Saltimbanque tu es, saltimbanque tu restes !

ML : Qui a dit que la parole d’un saltimbanque est incompatible avec la défense de nos droits, avec la liberté, avec la justice sociale… Personne !

MC : La Commune est terrassée. Les cadavres jonchent les rues… Thiers triomphe ! Avec ta jambe à moitié arrachée, Maxime, tu aboutis à l’hospice de Vincennes…

ML : Et là, quel accueil !!!

MC : Je l’ai dans l’oreille cette phrase de bienvenue : « Enlevez-moi cette charogne, et foutez-le ou vous pourrez ! »

ML : La charogne que je suis crie de douleur quand on la jette dans un coin.

MC : « Gueule, tu n’en as plus pour longtemps ». C’est ça que tu entends !

ML : La soeur Clotilde, qui fait les pansements, nous, les communards, on l’aime ! Il faut le dire, quand même.

MC : Oui , il faut le dire…

ML : Mais il y a tous les autres, celles et ceux qui viennent regarder les blessés comme s’l s’agissait de bêtes féroces.

MC : Ça remplace le zoo ! Ça meurt de partout et dehors, on fusille !… Rossel… Ton Rossel.

ML : Oui Rossel, fusillé !… Et plein d’autres. Ferré par exemple. Son frère, fou de douleur, me bombarde de projectiles divers… Je ne bouge pas… Je vis encore, moi ! A demi gangréné mais en vie.

MC : Et tu t’en sors ! Et c’est le conseil de guerre ! Principal chef d’accusation : l’incendie de la rue Vavin !!!! En vérité, les Versaillais savent que tu n’en as pas donné l’ordre, mais il ignorent qui l’a fait…

ML : Ils attendent encore, je ne dirai rien !

MC : Tu n’es ni un lâche, ni un délateur… Mais le responsable de l’incendie ne te sera jamais reconnaissant de ton silence…

ML : Il est devenu célèbre…

MC : et ingrat en proportion. On dit son nom ?

ML : Non, et c’est trop tard…

MC : Tous ceux que tu as sauvés sont pétris de trouille. Les faux-témoins et les mouchards, les muets, aveugles et sourds de circonstance, les oublieux opportunistes, tous ceux que tu as épargnés au cours des combats se recroquevillent et s’abstiennent de témoigner en ta faveur. La presse versaillaise te souille de ses crachats.

ML : Je ne leur réserve même pas un glaviot, « J’ai été calomnié, traîné dans la boue par une presse vendue et sans pudeur. Certains écrivains se sont même permis de m’attaquer dans ma vie privée. Je les mets au défi de me fournir une seule preuve sur les faits qu’ils ont avancés. A ces calomniateurs de métier, je ne ferai même pas l’honneur d’une réplique. C’est par le mépris et avec la botte qu’on répond à de tels adversaires ».

MC : Et les supérieurs du sergent – major Lafont, un Versaillais fait prisonnier par son frère communard - l’empêchent d’expliquer que tu l’as épargné, comme tu en as épargné tant d’autres.

ML : ll aurait fallu être versaillais pour tuer sans scrupules.

MC : Maxime, tu as épargné même un espion, infiltré dans vos rangs !!!!

ML : S’il m’est arrivé de tuer, c’est par légitime défense. Point. N’en parlons plus.

MC : On n’en parle plus… Et le 5 décembre 1871, Colonel Lisbonne… tu es condamné à mort. Rien que ça ! Tu te pourvoies en cassation.

ML : 5 juin 1872, même sentence : je suis condamné à mort. Pourvoi en cassation rejeté.

MC : Mais…

ML : …Laisse-moi le dire : mais le 14 septembre 1872,  la « commission des grâces » commue la peine de mort en travaux forcés à perpétuité.

MC : Travaux forcés pour un infirme ! L’homme à la jambe coupée ! En route pour Toulon !

ML : Malgré mes béquilles, à la forge, on me rive le boulet du forçat. Pareil pour les voleurs et les assassins. On est mélangés aux pires bandits. On nous sert une soupe puante… Et pendant qu’on mange, on nous colle sur un trou pour faire nos besoins. Histoire de gagner du temps !

MC : Elle est belle notre civilisation ! Mais toi, tu ne peux pas t’empêcher de… jouer… Et la veille de l’embarquement pour la Nouvelle- Calédonie, tu gueules…

ML : Nuance : je crie « vive la Commune ! »

MC : Le Commissaire du bagne est loin, il entend tes cris… mais sans les comprendre. Tu racontes très bien l’événement, on imagine l’énergumène, bave aux lèvres, qui fond sur les condamnés.

ML : Parfaitement, et j’ai dit, « c’est moi le coupable ! » et j’ai ajouté «  j’ai crié de toutes mes forces ». Les autres sont médusés. Silence de mort.

MC : Tu te sens sur une scène, tu joues…

ML : Je joue à fond, oui, oui, et, imperturbable et pénétré de mes paroles, j’ajoute : « J’ai crié Vive monsieur le commissaire » ! Tête du type. Il est décontenancé. Personne ne bronche. « Foutez-moi le camp » qu’il répond.

MC : Tu ne peux pas t’empêcher de jouer, même en plein danger.

ML : Eh oui, saltimbanque, je suis, saltimbanque je reste !

MC : Ensuite, départ pour la Nouvelle-Calédonie. Traversée affreuse.

ML : Passe, passe, c’est épouvantable… Et une fois sur place, guère mieux !

MC : Châtiments corporels, tortures sadiques, sévices divers et variés… Et pourtant, tu continues à jouer… Comme tu es infirme, tu ne peux pas être très utile…

ML : Alors, j’ai une autre tâche : souffler dans une corne... et bien à l’heure… pour rassembler les condamnés au retour de leur besogne…

MC : Et, une fois encore, tu ravis ton public ! Tu prends pour exécuter ta tâche une attitude théâtrale qui déride même les plus récalcitrants : les surveillants et leurs épouses par exemple !

ML : Saltimbanque je suis…

MC : …saltimbanque tu restes, et comment !

C’est au camp de Tindu que tu rédiges tes souvenirs sur du papier aussi fin que du papier à cigarettes… Ces souvenirs exceptionnels, Le Pelletier, journaliste et historien de la Commune, communard comme toi, Lisbonne, Lepelletier, oui, les a eus en mains ces souvenirs… Et avant moi !

ML : Et…

MC : c’est sa veuve, très âgée, qui me les a confiés. Elle a retourné toute sa maison de la Ferté-Alais, dans la région parisienne, pour les retrouver. Elle avait compris ma fébrilité et mon émotion. Elle t’a connu et elle t’aimait bien cette vieille dame charmante. Tu aurais dû lui parler de ta vie au bagne… Tu te souviens ?

ML : Là-bas, il y a d’autres communards et pas des moindres, alors je m’emploie à les distraire de cette vie de forçat.

MC : Incorrigible, tu crées le premier théâtre en terre canaque !

ML : Saltimbanque je suis…

MC : Ah ! Epargne-moi la suite !!! Gaston da Costa, condamné avec toi, a su te rendre hommage, il sait que tu es un théâtreux mais aussi un chef militaire «  brave jusqu’ à la témérité » et au bagne, un détenu « héroïque comme sur le champ de bataille ». Voilà ce qu’a dit da Costa, substitut de Raoul Rigault, procureur de la Commune.

ML : Mon costume empanaché sur les barricades amuse tout le monde…

MC : Alphonse Humbert, ton co-détenu au camp de Tindu, et qui était journaliste au Père Duchêne, est libéré avant toi ! Et toi, au bagne, toujours, tu écris… une pièce de théâtre bien sûr !

ML : Et, par lettre, je demande à Humbert de collaborer à l’écriture.

MC : Et tu t’imagines, t’adressant à la foule des spectateurs :

«Mesdames et messieurs, la pièce que nous avons eu l’honneur de représenter devant vous est de M. Alphonse Humbert… »

ML : …et Maxime…

MC : Maxime….

ML : Maxime du camp de Tindu !!!

MC : Ah le jeu de mots magnifique et malicieux, quand on sait que Maxime du Camp est un adversaire farouche de la Commune !... Mais l’amnistie est enfin votée et en décembre 1880, tu rentres à Paris… après 8 ans de bagne !

ML : « Les huit années de tortures que j’ai endurées n’ont fait que rendre plus vif et plus entier mon dévouement à ta cause, Paris ! »

MC : Tu es toujours prêt, Maxime, pour célébrer la Commune de Paris et les communeux ! !

ML : « Pardonner n’est pas possible, après les injures dont nous avons été abreuvés. Mais il est un sacrifice que, du moins, je saurai te faire, Paris : j’oublierai ! »

MC :  Et tu vas oublier, ou faire semblant, grâce au théâtre !

ML : Oui, le 29 avril 1882, place de la Chapelle, au théâtre des Bouffes du Nord, la première oeuvre que je monte, c’est Nadine, une pièce de mon amie, ma co- bagnarde, la citoyenne Louise Michel !

MC : Une réussite inoubliable ! La pièce est située en 1846 dans la république de Cracovie. Il y a des révoltes, des morts, des coups de théâtre, et tout le monde reconnaît la Commune derrière le soulèvement polonais. Les Communards - du moins les survivants - et tout le Paris littéraire font un accueil triomphal à Nadine. C’est un succès populaire comme il y en a peu…

ML : Mais le pouvoir veille, tapi dans l’ombre… C’est la République, la troisième, mais une deuxième Commune, non, elle n’en veut pas !

MC : Certes, mais La Commune, même devenue polonaise, fait recette; les caisses du théâtre se remplissent…

ML : …et Louise distribue tout à ses pauvres ! Normal.

MC : Et quelle ambiance dans la salle et dans les couloirs après le spectacle ! Les discussions sont passionnées entre les vieux communards et les révolutionnaires en herbe. C’est enthousiasmant !

ML : C’est la vie retrouvée !!! La fièvre du théâtre et celle de la justice sociale font monter la température ! Et c’est dans mon théâtre que ça se passe… et avec Louise ! Tu vois comme j’ai eu raison de rester saltimbanque !

MC : Et tu ouvres ta maison à tout le monde, aux malheureux en priorité, bien sûr… et aux profiteurs aussi qui, en pagaille, puisent dans ta bourse. Ça ne rend pas ta chère Elisa très heureuse…

ML : …Oui, c’est la seule chose qui m’attriste… Je lui impose toutes mes pitreries mais je ne sais pas faire autrement.

MC : Alors revenons à ce qui te rend joyeux… et fier… Après Louise, Victor Hugo !

ML : Oui, aux Bouffes, toujours, si j’ai pu monter Hernani, c’est grâce à sa générosité, il m’a donné son accord tout de suite…

MC : Tu crois que Louise est dans le coup ? Ils s’aiment bien tous les deux.

ML : Il a été un peu tiède sur la Commune…

MC : Disons, réservé… : « Je suis pour la Commune dans son principe… »

ML (déclamant) : « …et contre la Commune dans son application ». Mais il accueille chez lui les communards proscrits quand il réside à Bruxelles… Malgré les injures et les jets de pierre, en pleine nuit !

MC : Lui qui déteste la violence, il est servi !… Il a écrit un beau poème sur cette agression nocturne... Bon, en tout cas, avec Hernani, tu te régales !

ML : Laisse-moi te raconter une histoire cocasse à propos d’un jeune acteur qui joue le même soir Hernani chez moi et une autre pièce au Théâtre français. Je suis monté sur scène et j’ai inventé un stratagème ébouriffant pour faire passer l’absence… provisoire… de mon comédien… Le temps qu’il passe d’un théâtre à l’autre… Succès grandiose !

MC : ... Et c’est l’amour qui t’a inspiré! Allez, détaille-nous un peu l’irruption de la comédie dans un drame romantique! Pauvre Hugo!

ML : J’ai raconté, au public médusé, que deux de mes comédiens s’étaient battus sur la scène, pendant l’entracte, pour les beaux yeux de la plus belle de mes pensionnaires....

MC : ...Et l’un d’eux , supposé blessé...

ML : ...mais légèrement!!!!

MC : Ca vaut mieux pour la véracité du récit!!!! L’un d’eux, donc, le pseudo blessé, était censé recevoir des soins ...

ML : ...Histoire de faire patienter le public ... Bref, quand mon jeune acteur est revenu au galop du théâtre français , ni vu ni connu, il a repris son rôle dans Hernani! Et hop, on a rouvert le rideau!!! Les spectateurs ont tout gobé et ils ont fait un triomphe au “blessé”... qui a dû jouer la suite de la pièce, le bras en écharpe, bien entendu! !!!

MC : Ah! le sens du réalisme ! Tu es un sublime filou Maxime!

ML : Que veux –tu, il faut que j’imagine, que je crée... Sans la scène, je me meurs…

MC : Je sais, je sais, ton imagination n‘a pas de bornes ! Pourtant, le théâtre ne te suffit pas, tu tâtes du journalisme avec L’ami du peuple. Le saltimbanque reste un communard actif…

ML : L’ami du peuple, c’est un journal qui, avant tout, veut rendre justice aux communards… « Le seul journal qui ose dire la vérité » !!!! Et qui veut réhabiliter Marat !

MC : …Et qui prêche l’union de toutes les tendances de la pensée socialiste… Un vœu pieux, les polémiques fratricides ne se calment pas au moment où tu diriges le journal… Ça viendra plus tard…

ML : En attendant, je me veux en marge des partis…

MC : On compte quand même une majorité de blanquistes parmi tes journalistes…

ML : Ce sont mes amis !

MC : Et tu égratignes un peu les anarchistes !

ML : Juste un peu… Mais mon admiration pour Louise demeure intacte, son anarchisme à elle, il est sublime !!!

MC : Tu as une plume magnifique, Maxime, aussi belle que celle qui orne parfois ton chapeau !

ML : Et je rejoins Louise dans la condamnation de la colonisation ! Au bagne, on était d’accord, elle et moi !

Pour revenir à mon Ami du peuple, il n’est pas distribué dans tous les kiosques. La presse bourgeoise m’asphyxie.

MC : L’ami du peuple est condamné à disparaître… Il dérange… Comme toi !

ML : C’est sûr, mais il y a le théâtre !!! Toujours !!! J’ai des projets ! Mon théâtre ne crachera ni sur les communards ni sur les femmes !

MC : Il te manque juste de l’argent, Maxime pour avoir un théâtre à toi. L’argent, toujours l’argent…. Ça devient obsessionnel.

ML : Et alors, j’inventerai autre chose ! Il faut oser… En 1871, j’ai osé la Commune, non ?

MC : …On le sait tous, on t’a vu à l’œuvre, tes allures de mousquetaire sous les balles, ta bravoure de d’Artagnan n‘étaient pas des postures pendant la Commune ! Et maintenant, tu te tais… Le matamore se fait discret quand il faut mentionner ses actes de courage !

ML : Non, non, je vais oser ! Montmartre m’inspire… C’est là que la Commune a commencé, avec Louise et tous les autres. C’est le lieu du peuple révolté et des théâtreux survoltés. J’en suis !

MC : Je ne te lâche pas, alors… Et j’ai raison ! : à Montmartre, dans un baraquement en planches, le Colonel et ex-forçat de la Commune, Maxime Lisbonne, créée, en 1885, un cabaret-souvenir !...

ML : …souvenir de mes huit ans passés au bagne en Nouvelle-Calédonie… Un peu moins drolatiques, il est vrai…

MC : Ta Taverne du bagne est un succès ! Le public est averti : « l’espérance est bannie de ce lieu », et pourtant, on fait la queue dans la rue pour accéder au cabaret. Et toi, Maxime, de l’intérieur de la taverne, tu gueules : « Faites entrer une nouvelle fournée de condamnés !!! » Et lesdits condamnés se précipitent joyeusement dans l’antre maudit…

ML : Le dimanche 6 décembre 1885, j’offre un grand déjeuner gratis aux malheureux du 18ème arrondissement  de Paris !

ML : Certes, mais nous portons, à chaque rasade, des toasts à la « fraternité des peuples !!!! »

MC : En effet, ça change tout !!!! Bon, de retour en France, tu retournes une nouvelle fois à tes amours…

ML :  Saltimbanque je suis

MC : Et saltimbanque tu restes… Personne n’en doute. Tu montes avec enthousiasme la pièce du poète Clovis Hugues, Le sommeil de Danton… et c’est toi qui organises la tournée !

ML : Clovis Hugues est poète… et député socialiste !

MC : De Marseille ! La tournée n’est pas un succès mais à Marseille, oui, à Marseille, chez Clovis, ça marche du tonnerre de Dieu !

ML : C’est vrai, mais j’en ai ma claque des tournées, des salles à demi vides, des affrontements avec ma vedette, Nancy Vernet. Ça suffit, il y a mieux à faire !

MC : Comme, par exemple, jouer le rôle d’un certain… Maxime Lisbonne au café- concert !!!

ML : La politique me démange, Marcel. C’est juste un détour. Je vais me présenter aux législatives !

MC : Oui, en 1889 ! De nombreux politiques sont impliqués dans les tripotages financiers et les dépenses pharaoniques liées au percement du canal de Panama…Le scandale t’inspire, en effet, et ta campagne de candidature, à Montmartre, ne manque pas de saveur !

ML : Tu as vu mes affiches ! Je me présente comme « député concussionnaire honnête »

MC : Désopilant… Et comment fais-tu pour être à la fois honnête et malhonnête ?

ML : C’est simple, « je prends l’engagement d’honneur de ne jamais trafiquer de mon mandat de député sans exiger des solliciteurs une somme… variable… selon la demande des intéressés ».

MC : Ah ! Très convaincant ! Les Montmartrois rient beaucoup !!!!

ML : « A la fin de chaque session, je convoquerai en réunion publique mes électeurs… »

MC : Bien entendu !!!!

ML : « Après avoir soumis à leurs examens mes livres de comptabilité, un dividende prélevé sur les opérations de concussion honnête leur sera donné ».

MC : Et sur la même affiche, ton message au président de la République n’est pas mal non plus. Tu te fiches vraiment de sa tête ou quoi ?

ML (pince-sans-rire) : Pas du tout : « Monsieur le Président, j’ai l’honneur de solliciter de votre bienveillance un envoi de… trois mille francs afin de pouvoir faire face à mon échéance de fin de mois ».

MC : Mais Heureusement, tu le rassures… Enfin, pas longtemps…

ML : « Peut-être un jour, serez-vous étonné de ma visite à la Présidence. Vous rapportant cette somme…. Je serai plus étonné que vous ! »

MC : Quel superbe fou du roi tu fais, Maxime !

ML : Vive la République démocratique et sociale !

MC : Signé Maxime Lisbonne, ex-forçat de la Commune

ML : Et toujours saltimbanque, et toujours communeux : il y a quelque chose que je ne peux pas tolérer, tu vois, c’est qu’on renvoie dos à dos Versaillais et Communards, c’est qu’on salisse les morts de la Commune, alors je crie, alors je gueule, même près de vingt ans plus tard, même en 1890 ! Et j’écris et je diffuse…

MC : C’est la pièce de François Coppée, Le Pater, qui te rend enragé, je le sais. Coppée veut pourtant afficher de bons sentiments en montrant un « brave » garde-chiourme Versaillais tendant charitablement la main à un Fédéré… Sauf que le Fédéré est bien peu engageant….

ML : Tu sais comment je lui réponds au poète Coppée ?

MC : Oui, justement, pas par des mots !

ML : Surtout pas ! Je lui réponds par des chiffres :

Pertes des fédérés :

- Au combat :10 425

- Mis à mort : 24 598

Total : 35 023

Pertes des Versaillais : 7 450

MC : Le bilan est sans appel. Je l’ai vérifié… autant qu’on le peut avec précision, évidemment… C’est parfois revu à la baisse mais ça ne change rien aux proportions. Quoi qu’il en soit, la charité mielleuse, la fraternité mensongère, tu ne les digères pas Maxime, et tu le fais savoir ! Et c’est glaçant.

ML : Oui, et l’esprit de la Commune, je le ferai vivre jusqu’à la fin… Mais ça ne va pas m’empêcher de créer de nouvelles boîtes !

MC : Tu te produis un peu partout, tu es célèbre, désormais, Maxime, comme « artiste de café-concert ».

ML : Oui, c’est comme ça qu’on dit ! Tu as noté le menu du Casino des concierges, rue Pigalle ? C’est ma création !

MC : Ah tout à fait, et ton menu panamiste ne manque pas de corps. Un vrai régal populaire ! Pas la peine de rappeler le scandale financier du canal de Panama, tout le monde l’a à l’esprit ! On mange donc panamiste chez Lisbonne !

ML : Et je donne quoi dans l’assiette panamiste ? Tu peux me le dire ? Tu y as goûté ?

MC : Oui, oui, quasiment ! … Ça cale comme il faut  : bouillon, boeuf bouilli, fromage…

ML : Et une demi-bouteille de vin !... Pour la modeste somme de 1 franc !

MC : J’ai bien étudié ton public. Il est très hétéroclite : des snobs, des demi- mondaines, des journalistes, des artistes… et des truands… Les gens du milieu comme on dit !

ML : Et alors ? « Ce souper suffit aux consciences honnêtes ». Tu as lu la publicité ou pas ?!

MC : Je sais, j’ai lu, bien sûr ! En tout cas, apparemment, on s’amuse bien au Casino des concierges, et tu as agrémenté ta revue d’un loto… Tu soignes le peuple de Paris : on peut gagner un lapin ou une poule… bien vivants !...

ML : Et un saucisson bien mort ! Enfin, bien mort le cochon !

MC : Mais pas mort ton goût de la farce ! Je savoure ta campagne académique  quand tu rends visite aux Immortels en costume de général bolivien.

ML : Et avec mon ami, le poète Achille le Roy !

MC : Les dignes membres de l’Institut de France n’apprécient pas toujours ton humour et tu te retrouves souvent au poste de police, Maxime, reconnais-le !

ML : Certes, mais accompagné en fanfare par des monômes d’étudiants qui, EUX apprécient ! Et puis mon costume de général bolivien me va comme un gant, non ?

MC : Presque… Mais pas aussi bien que ton uniforme de colonel de la Commune !

ML : Ah Marcel, tu me connais mieux que moi-même je crois me connaître ! 

MC : Le communard est toujours vivant chez toi… Comme le saltimbanque… Octobre 1893 : une date à retenir !

ML : Je prends la direction d’un établissement rue des Martyrs.

MC : Tu sais qu’il a été fondé par un anti-communard ?

ML : Une bonne raison de nettoyer le lieu !

MC : Et ce lieu, c’est le Divan japonais ! Toulouse-Lautrec en fait l’affiche publicitaire juste avant ton arrivée !!! Une affiche très célèbre !

ML : Mais avec moi, le Divan japonais devient le Concert Lisbonne ! Et ça va déménager !

MC : Le 3 mars 1894, et il faut retenir cette date, tu crées Le coucher d’Yvette. C’est peut-être un hommage à la chanteuse Yvette Guilbert, qu’on devine sur l’affiche. C’est une sorte de pantomime lyrique en un acte et en musique, bien sûr…Mais c’est aussi, tout autre chose !

ML : Dis-le !

MC : C’est, réellement, le premier essai d’effeuillage dans un théâtre ouvert à tous.

ML : Et J’ai mis le paquet sur la publicité !

MC : En vérité, on ne voit pas grand chose… Juste une jolie femme qui se déshabille - et, encore, pas complètement ! - pour se mettre au lit… Mais quel succès !

ML : Un triomphe tu veux dire ! Cent représentations !

MC : C’est un fait, la foule se précipite pour voir, quoi ? : la chemise d’une actrice et, partout dans Paris, on va assister à des spectacles du même acabit… C’est sûr, Maxime, tu as créé un genre nouveau : le strip-tease !!!

ML : Mais ça va un temps… et j’ai envie d’autre chose… Tu l’as senti ?

MC : Evidement que je l’ai senti ! Et évidemment que tu ouvres une nouvelle boîte !

ML : Je reviens au théâtre ! Saltimbanque je suis…

MC : ...sauf que tu organises un gala...  « au profit des huissiers » !!! Tu es sûr qu’ils ne comprennent pas que tu te paies leur tête ?

ML : Il y en a un qui est venu chez moi… Evidemment, je croule sous les dettes… Je n’ai jamais su gérer… Quand j’ai de l’argent…

MC : ...tu le dépenses… Et quand le pauvre huissier se présente chez toi, donc ?…

ML : ...donc… tu sais que j’ai un ami directeur de cirque?

MC : Je sais…. donc ?…

ML : Donc, je reçois le fameux huissier !

MC : Bien sûr que tu le reçois… sauf que tu n’es pas seul….

ML : Je suis rarement seul, Marcel, j’aime la compagnie…

MC : Mais là, tu fais encore plus fort que d’habitude !

ML : Tu trouves ?

MC : Et pour recevoir ce pauvre type… tu t’entoures… de six lions !

ML : Des vrais !

MC : Hélas, oui, des vrais, archi-vrais, prêtés par ton ami circassien !

ML : Il les avais bien nourris, avant… Une précaution élémentaire !

MC : Ils sont débonnaires, certes, la panse bien tendue, pleine à craquer… Mais tout de même, tu as vu la frayeur du malheureux bonhomme ?!

ML : C’est un huissier, aucun sens de l’humour !

MC : Si tu veux… j’admets que tout le monde n’a pas ton panache, Maxime, et quand tu organises un bal à l’Elysée Montmartre, c’est grandiose !

ML : Ça te plaît, vraiment ?

MC : Oui… Surtout quand, sur la fin de la soirée, tu invites tous les chiffonniers du quartier !!!!

ML : C’est ça, le sens de la fête à Montmartre ! Ça donne envie de continuer à ouvrir des cabarets !

MC : Et tu ne t’en prives pas ! Mon préféré, c’est le Ministère des contributions directes et indirectes, en mars 1898, rue de la Rochefoucauld. Ma mère a habité dans cette rue, pas loin… Mais tu n’étais plus là….

ML : Tu as vu les invitations ?

MC : Ah oui, sous forme de « sommations sans frais ». Tes malheurs financiers t’inspirent à mort ! Et tu es encore en forme; j’observe que tu prends part à la campagne électorale de mai 1898.

ML : J’essaie d’en rire et d’en faire rire… de cette campagne… Mais bon, c’est fini pour moi. Je ne suis plus rien.

MC : Mais on te reconnaît rue Pigalle où tu habites…

ML : C’est surtout le boîteux qu’on reconnaît.

MC : Tu exagères. Ecoute un peu ce qu’écrit sur toi ton ami Le Pelletier :

« Lisbonne avait bravé bien souvent la mort. Il avait été relevé sanglant sur le champ de bataille et on lui avait coupé la jambe en le considérant sans doute comme un peu perdu. Il avait subi les souffrances morales de la transportation, aggravant les fatigues et les privations du bagne. Il était revenu pourtant, alerte encore, joyeux toujours, claudicant avec sa jambe articulée mais plein d’entrain et de bonne humeur, secouant ses longs cheveux sur ses épaules larges, allant poitrine en avant, défiant la misère, dédaignant les déboires, les soucis de l’existence, comme il avait nargué la fusillade, la prison, l’exil… »

ML : On était des romantiques… avec Louise.

MC : Les derniers utopistes…

ML : Tu es venu à la Ferté-Alais, Marcel, tu as compris ma fin de vie… Montmartre est loin !!!!

MC : Et Edouard Chenel, que j’ai connu bien plus tard, dans les années 1950, alors qu’il était le président, très âgé, de l’association des Amis de la Commune, Edouard Chenel te rencontre en 1901 chez ta belle-soeur, Mme Mourot, qui t’héberge. Tu n’as plus un sou vaillant…

ML : Je n’ai jamais su compter ! Merci à elle et à Mme Chevallier qui tient la buvette.

MC : Un brin bigote mais brave femme… Tu ne manques pas de la bousculer un peu avec tes plaisanteries…. et elles la font rire !

ML : Elle m’a réservé une petite pièce du café. J’y rencontre des amis… et tu sais de quoi on parle ?

MC : de la Commune, bien sûr… et particulièrement de Louise. Tu l’admires plus que jamais, Louise !

ML : Tu sais bien que je l’ai toujours admirée, depuis le début, depuis le 18 mars. Elle me manque. Nous étions au bagne ensemble, souviens-toi. Bon, mais la fin approche. Je te laisse raconter, Marcel .

MC : Lisbonne se lance dans une dernière tournée, dans les Ardennes... Une tournée de saltimbanque…. Mais il prend froid : congestion pulmonaire. Madame Lisbonne le soigne à la Ferté-Alais... Mais laisse-moi te parler : ton visage, désormais émacié et blafard, est toujours encadré de cheveux longs, tu portes toujours un grand foulard rouge autour du cou… Tu es toujours toi, Maxime… mais le 10 janvier 1905, on annonce la mort de Louise… Tu délires…

ML : « Je veux mourir sur la première barricade élevée pour défendre la République.
Je veux mourir en combattant « pour elle » !

​

MC : Qui « elle » ? : la Commune, la République, Louise ??? Les trois sans doute ! Maxime Lisbonne meurt le 25 mai, la même année que Louise Michel, l’« artiste en révolution » devenue anarchiste et franc-maçonne… Louise a tous les droits, Maxime les lui reconnaît… tous… et il n’a pas changé : saltimbanque il était, saltimbanque, il est resté…

Tous les vieux communards, drapeaux rouges déployés, viennent lui rendre hommage le jour de son enterrement, le 27 mai 1905, à la Ferté-Alais. Mais c’est à Edouard Lepelletier, communard et historien de la Commune, de rappeler le rôle de Maxime Lisbonne… et son témoignage bouleverse bien des idées toutes faites, je le retranscris ici :

« Si la Commune avait eu beaucoup de défenseurs comme Maxime Lisbonne, malgré les conditions d’infériorité de la lutte, le résultat final n’eût peut-être pas été le même. Si, surtout, au lieu de prendre pour chef le traître Lullier, c’eût été à ce brave qu’on eût confié la défense de Paris, la marche sur Versailles eût été commencée dès le 19 mars. Alors, le Mont-Valérien eût appuyé la colonne d’attaque du 4 avril et la bataille changeait de face.

Le vaillant Lisbonne ne fut pas suffisamment apprécié et honoré de son vivant, surtout par les jeunes générations ignorantes. Ne l’ayant pas vu au combat, les révolutionnaires juvéniles voulurent rabaisser ou railler en lui le cabotin montmartrois qu’ils affectaient de connaître seulement[…] »

 

Voix de Maxime Lisbonne, lointaine : Saltimbanque je suis, saltimbanque je reste.

 

MC : C’est tout à ton honneur, Maxime, toi le fougueux d’Artagnan de la Commune !!! Vive le saltimbanque !

 

 

Claudine Cerf, Septembre 2022

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