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7 - AUGUSTE BLANQUI – L'ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES
Une méthode bifurcatrice, ainsi que la dimension d'une histoire contrefactuelle, sont à l'œuvre dans un texte du grand absent de la Commune, dont Marx écrivit qu'il était la tête qui lui avait manqué1, Auguste Blanqui. Arrêté par Adolphe Thiers, alors chef de l'état et du gouvernement, la veille du déclenchement de la Commune le 17 mars 1871, pour sa participation à l'émeute du 31 octobre 1870, incarcéré au fort du Taureau de Morlaix, il y commence la rédaction d'une « hypothèse astronomique » intitulée « L'éternité par les astres »2.
Ce texte, écrit Jean-François Hamel dans son superbe essai, « Rien de nouveau sous les soleils - Répétition et origine de l’histoire dans « L’Eternité par les astres » de Blanqui »3, est « à la source de certaines des métaphores les plus obsédantes du XXème siècle, le temps comme jardin aux sentiers qui, incessamment, bifurquent chez [Jorge Luis Borges4], l’Histoire comme catastrophe et amoncellement interminable de ruines chez [Walter Benjamin5] ». Le texte de Blanqui contient les accents uchroniques dont s'inspirera Borges dans Le jardin aux sentiers qui bifurquent6 par exemple, impliquant la coexistence, simultanée ou non, de tous les possibles.
Blanqui tente de démontrer la répétition incessante de l'univers qui, pourvu d'un nombre limité de corps simples sur notre planète - il en énumère 64 au début de son texte - est condamné à les répéter à l'infini pour peupler l’infini de l’univers : des terres-sosies existent à l’infini, peuplées par des infinités d’êtres-sosies qui accomplissent tous les possibles, à chaque instant, qui nous sont offerts de réaliser. Blanqui estime qu’ « avec un plan si monotone [rien à construire que des systèmes stellaires] et des éléments si peu variés, il n’est pas facile d’enfanter des combinaisons différentes, qui suffisent à peupler l’infini. Le recours aux répétitions devient indispensable7 ».
Pas un caillou, pas un arbre, pas un ruisseau, pas un animal, pas un homme, pas un incident qui n’ait trouvé sa place et sa minute dans le duplicata. C’est une véritable terre-sosie... jusqu’à aujourd’hui du moins. Car demain, les événements et les hommes poursuivront leur marche. Désormais, c’est pour nous l’inconnu. L’avenir de notre terre, comme son passé, changera des millions de fois de route. Le passé est un fait accompli; c’est le nôtre. L’avenir sera clos seulement à la mort du globe. D’ici là, chaque seconde amènera sa bifurcation, le chemin qu’on prendra, celui qu’on aurait pu prendre. Quel qu’il soit, celui qui doit compléter l’existence propre de la planète jusqu’à son dernier jour, a été parcouru déjà des milliards de fois. Il ne sera qu’une copie imprimée d’avance par les siècles8.
De ces infinies bifurcations au sein des « terres-sosies » s’ensuit une répétition constante des événements historiques dans l’infini, parfois absolument identiques, parfois revêtus d’infimes différences, empruntant d'infimes bifurcations, qui entraînent des conséquences importantes : les Anglais perdant Waterloo, Bonaparte perdant Marengo, des échanges de victoires et de défaites dans des mondes qui ne peuvent coexister et qui pourtant coexistent. Le meurtre de César se reproduit éternellement, sans qu'il sache qu'il est déjà advenu une infinité de fois et qu’il adviendra encore.
Les histoires des différentes terres ne coïncident pas en chacun de leurs points, ne suivent pas le même rythme, chacun de leurs événements est contemporain de tous les autres par l’intermédiaire des terres-sosies où ils adviennent à tout instant de l’infini temporel. Cette construction propose donc la coexistence dans le temps de mondes incompossibles, dont les histoires se juxtaposent avec des variations infinies de rythme, et amène à penser la présence parallèle de chacun des instants du passé et de l’avenir9.
Chaque événement n'est pour Blanqui que la répétition d'une possibilité de l'histoire, histoire dont il récuse tout avènement originel et tout achèvement, toute origine temporelle et toute téléologie, ainsi que toute direction du temps autre que le retour de l'événement lui-même. Les passions humaines, qui ne sont pas pour lui soustraites à la loi de la répétition générale, permettent cependant de laisser l'avenir ouvert aux mondes possibles.
Ainsi, par la grâce de sa planète, chaque homme possède dans l’étendue un nombre sans fin de doublures qui vivent sa vie, absolument telle qu’il la vit lui-même. Il est infini et éternel dans la personne d’autres lui-même, non- seulement de son âge actuel, mais de tous ses âges. Il a simultanément, par milliards, à chaque seconde présente, des sosies qui naissent, d’autres qui meurent, d’autres dont l’âge s’échelonne, de seconde en seconde, depuis sa naissance jusqu’à sa mort.
Walter Benjamin écrira :
" Blanqui qui, au seuil de la mort, sait que le Fort du Taureau est sa dernière prison, [...] écrit ce livre pour se donner de nouvelles portes de cachot".
La vision cosmique du monde que Blanqui expose en empruntant ses données à la physique mécaniste de la société bourgeoise, est une vision d’enfer. C’est en même temps un complément à la société dont Blanqui au soir de sa vie avait dû reconnaître la victoire. L’aspect bouleversant de cette ébauche est qu’elle est totalement dépourvue d’ironie. C’est une soumission sans réserve et, en même temps, c’est le réquisitoire le plus terrible qui puisse être prononcé à l’encontre d’une société qui projette dans le ciel cette image cosmique d’elle-même. Le texte, qui est, quant à la langue, d’un relief très marqué, entretient les relations les plus remarquables autant avec Baudelaire qu’avec Nietzsche10.
Jorge Luis Borges écrira dans son « Histoire de l'éternité », qui recense les doctrines de l'éternel retour, que « celle de Blanqui est la mieux raisonnée et la plus complexe », en s'étonnant qu' « il crible de mondes analogues et dissemblables, non seulement le temps mais aussi l'espace interminable »11...
Mais n’est-ce point une consolation de se savoir constamment, sur des milliards de terres, en compagnie des personnes aimées qui ne sont plus aujourd’hui pour nous qu’un souvenir ? En est-ce une autre, en revanche, de penser qu’on a goûté et qu’on goûtera éternellement ce bonheur, sous la figure d’un sosie, de milliards de sosies ? C’est pourtant bien nous. Pour beaucoup de petits esprits, ces félicités par substitution manquent un peu d’ivresse. Ils préféreraient à tous les duplicata de l’infini trois ou quatre années de supplément dans l’édition courante. On est âpre au cramponnement, dans notre siècle de désillusions et de scepticisme12.
Les propositions contrefactuelles de Blanqui et de Morris13 permettent de se hausser sur les épaules de la Commune14 avec les yeux de leurs imaginaires, autorisant de nouveaux outils à la construction du projet.
1 - « Le véritable meurtrier de l'archevêque Darboy, c'est Thiers. La Commune, à maintes reprises, avait offert d'échanger l'archevêque et tout un tas de prêtres par-dessus le marché, contre le seul Blanqui, alors aux mains de Thiers. Thiers refusa obstinément. Il savait qu'avec Blanqui, il donnerait une tête à la Commune », Karl Marx, La Guerre civile en France (la Commune de Paris), 1871, éd. Fayard/Mille et une nuits, 2007
2 - Qu'on trouvera là :
http://classiques.uqac.ca/classiques/blanqui_louis_auguste/eternite_par_les_astres/eternite_ html
3 - Qu'on trouvera là : https://www.erudit.org/fr/revues/pr/2000-v28-n1-pr2782/030583ar/
4 - Qu’on trouvera là : http://zombre.free.fr/pages_indispensables/jardin_aux_sentiers.htm
5 - Paris, capitale du XIXe siècle, éd. Du Cerf, 1989
6 - Qu’on trouvera là : http://zombre.free.fr/pages_indispensables/jardin_aux_sentiers.htm
7 - Blanqui, ibidem
8 - Blanqui ibidem
9 - Hamel ibidem
10 - Paris, capitale du XIXème siècle, éd. du Cerf, 1989
11 - Jorge Luis Borges, Histoire de l’infamie. Histoire de l’éternité, éd. Gallimard, 10/18, 1971
12 - Blanqui, ibidem
13 - Ces deux projets feront l’objet de développements ultérieurs, de recherches de parentés.
14 - Jean de Salisbury, Metalogicon, 1159 : « Nous sommes comme des nains assis sur des épaules de géants. Si nous voyons plus de choses et plus lointaines qu’eux, ce n’est pas à cause de la perspicacité de notre vue, ni de notre grandeur, c’est parce que nous sommes élevés par eux » : https://fr.wikipedia.org/wiki/Des_nains_sur_des_%C3%A9paules_de_g%C3%A9ants.