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5 - LE TROISIÈME CONTINENT D'IVAN JABLONKA
Dans « L’Histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales 1», Ivan Jablonka pose les bases d'une réconciliation entre histoire et littérature, histoire et fiction, qui entretiennent depuis toujours des « liaisons clandestines »2.
Au XIXème siècle s'élabore une histoire positiviste, se limitant à établir des faits, expulsant le « je » de l'auteur, prônant un point de vue universel et visant un discours de vérité. L'histoire devient une discipline universitaire et veut s'ériger en véritable science, tendant à chasser les « microbes littéraires » qui polluent la connaissance pure. Elle sonne « l'adieu à la littérature », ce qui va influencer la production historique jusqu'à aujourd'hui.
Fernand Braudel et Georges Duby ont pourtant usé de « la charge démonstrative de la littérature » : l'« Histoire de la Méditerranée au temps de Philippe II »3 (1949) du premier et le portrait de « Guillaume le Maréchal ou Le meilleur chevalier du Monde »4 (1984) du second, utilisent des procédés littéraires, des mises en intrigues qui transigent avec les usages courants des historiens. Claude Levi-Strauss se demandera, dans les années 1980, si « Tristes tropiques »5 (1955), qui rapporte son enfance et ses sentiments au cours de son voyage, n'aurait pas livré une vérité supérieure à ses livres plus théoriques « parce qu'il a réintégré l'observateur dans l'objet de son observation ».
Dans les années 1980, l'usage du récit en histoire et dans les sciences sociales est questionné par des historiens et des philosophes français (Paul Veyne, Jacques Rancière, Paul Ricœur ou Michel de Certeau) qui posent que « l'intelligence du passé a besoin d'intrigue, de mise en scène, de descriptions, de portraits et de figures de style. » L'américain Hayden White radicalise ce mouvement en initiant le Linguistic Turn, qui pose l'histoire comme une construction discursive parmi d'autres, provoquant une méfiance accrue des historiens pour le narratif. Carlo Ginzburg ou Roger Chartier réaffirment alors la mission de recherche de vérité qui fonde le travail historien.
Historien et écrivain, Jablonka a conjugué, dans le champ des sciences sociales, textes théoriques et notion d’enquête, en partant de l’idée que « la recherche est aussi une recherche sur sa forme (récit, langue, théâtre, peinture, bande dessinée…) »6. Pour lui, la réconciliation entre création et recherche permet d’inventer des « formes nouvelles pour dire du vrai »7. Il envisage une nouvelle cartographie des écritures, incluant travail académique, roman et les formes nouvelles que permet l’enquête, qu'il appelle le troisième continent. La littérature et les sciences sociales, placées sous l'angle de l'enquête, constituent ainsi pour Jablonka une communauté de méthode, qui permet de concilier rigueur, réflexivité et écriture.
Jablonka, dans sa perspective de réconciliation entre sciences sociales et littérature, prêche pour de nouvelles écritures du savoir. « L'histoire, dit-il, est avant tout une manière de penser, une aventure intellectuelle qui a besoin d'imagination archivistique, d'originalité conceptuelle, d'audace explicative, d'inventivité narrative. » Pour, lui, la froide objectivité du savant n'est qu'une illusion : « Le mode objectif, fondé sur l'expulsion du “je”... est une fiction de méthode : personne n'ignore que c'est l'historien qui parle, décrit, énonce... ». Le chercheur ne doit pas tenter l'éluder son implication personnelle mais au contraire, par l'usage du « je », situer sa position, la décrire et permettre au lecteur d'identifier clairement le point de vue d'où il parle.
Le projet est assis sur ce troisième continent dont parle Jablonka, dans le croisement entre les sources d'informations récoltées par l'enquête, textuelles et visuelles, les formes que la Commune a elle-même générées, celles qu’on lui a prêtées (les caricatures et toutes les formes satiriques par exemple), et celles qui seront affectées aux projets qui n'avaient pas hérité de formes propres, par manque de temps. On observera combien la forme affecte le fond, qui en retour affecte la forme, combien l'un permet de questionner, de troubler l'autre : la construction de la méthodologie. Partant des irréconciliables des savoirs sur la Commune, l’ambition plus théorique du projet est de croiser, d'observer les relations entre la forme et le fond, d'agiter l’un pour saisir l’autre, et retour, et voir ce qui se passe entre le fond et la forme des faits historiques, des imaginaires communards, des connections entre le factuel et la fiction, l’histoire hagiographique et l’histoire positiviste, la construction de cette histoire spécifique et sa déconstruction concomitante, sa réécriture permanente par l’un ou l‘autre camp.
Et l’un des rôles de la fiction, dans le site, qu’elle soit visuelle ou textuelle, est de mettre en scène les conflits entre les éléments documentaires. L’histoire porte sur la Commune de Paris des interprétations si antinomiques, opposant des points de vue si résolument opposés idéologiquement, que la mise en scène de ces contradictions ne peut que servir l’histoire elle-même : exposer la pensée du conflit, lui donner une forme, c’est encore faire de l’histoire.
1 - Seuil, 2014
2 - https://www.cairn.info/magazine-sciences-humaines-2014-11-page-31.html
3 - Ed. Armand Colin, 1949
4 - Ed. Fayard, Paris, 1984
5 - Ed. Plon, 1955
6 - Les formes de la recherche, en ligne sur La vie des idées, novembre 2014,
https://laviedesidees.fr/Les-formes-de-la-recherche.html
7 - La création en sciences sociales, Esprit, nov 2017, https://www.cairn.info/revue-esprit-2017-11-page-92. htm